Le môme se pointe, avec sa petite frite de mulot, ses lunettes dont l’un des verres est opaque (comme l’œuf d’), son teint blême, sa mâchoire qui proémine de l’avant, façon décapsuleur. Tiens, au fait, C’EST un rongeur ! Il grignote la réalité, Bruno. Crée des courts-circuits dans les entendements.
Et donc, te dis-je, le voilà dans mon pare-brise-miroir. Il m’adresse une mimique muette. Un double signe : du regard et du doigt. Il me désigne quelque chose au-dessus de ma tête. Machinalement, je lève les yeux, mon regard plonge alors dans le rétroviseur, le vrai. Je prends la vision à toute volée dans la comprenette. Le canon d’une mitraillette est appuyé à ma vitre, dans mon dos. J’ai la réac superbe : je plonge sous le tableau de bord, arrachant ma zézette turgescente de la bouche admirablement bricoleuse de mam’zelle Mira qui venait de m’attaquer un solo de clarinette baveuse.
Tout a lieu dans la même fraction de seconde : un jet de balles impétueux carbonise la vitre, fouette l’habitacle en force. Une volée de frelons m’assaille. Je les sens grouiller sur ma tempe et mon épaule droites. L’arrosage est appliqué, fulgurant et pourtant parfaitement contrôlé. Malgré sa relative brièveté, il me paraît ne jamais devoir finir.
Et puis le silence se reforme. De courte durée car je perçois une galopade suivie bientôt d’un claquement de portière et du démarrage express d’une bagnole. Par la portière dont la vitre est pulvérisée, m’arrive le grondement proche de l’autoroute de l’Ouest ; s’y ajoute le miaulement sinistros du vent d’hiver.
J’entreprends de me redresser. Dur exercice car je me suis jeté avec tant de vigueur sous le tableau de bord que je m’y trouve comme encastré, bloqué en outre par les jambes sublimes de ma jolie stoppeuse. C’est elle, pour lors, qui a besoin d’être stoppée ! Déchiquetée, elle est, Mira-la-Belle. Lui manque un tiers de gueule et ses seins sont en bouillie.
Une fille pareille ! Ah ! que n’est-elle montée avec le freluquet de tout à l’heure au lieu de choisir ma rutilante Maserati ! Mais, dis voir, je ne me sens pas des mieux. Il me semble que je me baigne sur une plage infinie et que la barre océane roule jusqu’à moi, me happe, m’emporte !
Un bruit de converse m’atteint au fond de mes abysses. J’entends un mec anglais qui ne parle pas français donner des explications à un mec français qui n’entend pas l’anglais. Et moi, l’instinct revenant, de songer : « C’est le camionneur » du « long vehicle » garé devant moi. Je voudrais faire le traducteur. Le Rosbif explique qu’il roupillait dans son carrosse lorsqu’il a été réveillé par une salve de mitraillette. Le temps qu’il s’arrache à Morphée pour visionner l’extérieur, une voiture blanche démarrait, de l’autre côté de l’aire de stationnement. En force ! Elle a décrit plusieurs queues-de-poisson avant de récupérer son assiette, puis a disparu. Sa plaque ? A cette distance elle n’était même pas visible.
On m’a étalé dans l’herbe glacée. J’ai froid de partout. On me palpe. Une exclamation. « Merde ! Tu sais qui c’est ce type, Lucien ? Le commissaire San-Antonio ! » Et l’autre, avec une voix enrouée : « Sa gueule me disait quelque chose. »
Je perçois le grésillement d’un émetteur de radio sous tension. J’ai déjà pigé qu’il s’agit de motards. « Lucien » utilise l’appareil pour signaler l’attentat et réclamer deux ambulances d’urgence. Il précise qu’il y a un mort et un blessé grave. Sans mentionner mon identité. On est discret dans la Rousse. Je voudrais me manifester, mais ne le puis. Je n’ai même pas la force de soulever les volets de mes lucarnes. Encore moins celle d’émettre un son. Juste, je perçois les sons et je pense. Et parce que je pense, je me propose un diagnostic affreux concernant mon état. L’une des bastos n’aurait-elle pas touché ma moelle pépinière, comme dit Béru ? Et voilà que je suis devenu kif un pot de réséda. Pétrifié à jamais. On m’alimentera par perfusion et on m’enlèvera ma merde à la spatule. Félicie me lira les Contes de ma mère l’Oye. Je n’aurai même plus l’autonomie nécessaire pour me tuer ! Je serai un grand quartier de barbaque en train de gésir sur un matelas spécial.
Mais déjà, un formidable appétit de vivre me galvanise. Je tente de me réconforter. Non je ne suis pas paralysé : j’ai pu bouger puisque j’ai vu la jolie Mira en compote. Donc, je suis parvenu à m’extraire partiellement de ma niche. Retour du pessimisme : oui, mais n’est-ce pas précisément en produisant cet effort que je me suis fait claquer le centre nerveux ? Je m’efforce à la résignation. On est sur terre pour tout accepter, Antoine, y compris l’inacceptable.
— Il a l’air mal en point, non ? émet le coéquipier de Lulu-le-motard.
— Son cœur bat, objecte ce dernier.
Il a dû me palper pour vérifier le fait, mais je n’ai rien senti.
Alors, je me mets à gamberger différemment. Je me dis : « Tu rêves cette scène, Antoine. En réalité, tu es toujours sous le tableau de bord. Ton esprit ardent a tissé une suite logique, mais rien n’a eu lieu depuis la salve. C’est pas le routier anglais qui récite du Shakespeare, pas les motards français qui se penchent sur moi. Je fabule ! J’écris la suite à mon histoire avant que de la vivre. »
Et pourtant, je perçois un grouillement de bagnoles, des jactances, des appels, des ordres. On m’empare, m’emporte. Si au moins je pouvais perdre conscience, glisser au fin fond du schwartz pour m’y refaire un tonus ! Mais ouichtre, comme disent les Auverpiots. Je continue d’enregistrer des allées et venues, des paroles qui toutes me concernent, mais de loin, de très loin.
Je voudrais pouvoir regarder les choses et les gens. Juste les regarder afin de renouer le contact avec eux. Je produis un effort surhumain. Je reste obstinément dans le noir. En exerçant à bloc mon énergie, je parviens cependant à capter une forme floue, indécise, qu’il me faut beaucoup d’obstination pour identifier : Bruno Malvut ! Encore lui. Dans un halo bleuté comme sa peau d’enfant maladif. Ses étranges lunettes, si incommodantes, qui disloquent son regard en obstruant l’un de ses lampions.
Il s’approche de moi, incline sa frite de belette malade. Il ne parle pas, mais pourtant me transmet un message par télépathie : « Tu ne peux pas comprendre ». Le verre opaque s’élargit, s’élargit, bouffe complètement son visage, puis sa tête. Il a une espèce de lune blanche sur les épaules en guise de tronche. Alors il tourne les talons et s’enfonce dans les ténèbres les plus épaisses que j’ai jamais « vues » !
Et quand elles se sont complètement refermées sur lui, une aube apparaît, comme dans les dessins animés. Un point blanc, puis jaune, puis qui rougit en s’élargissant. La nature redevient ce qu’elle est. C’est l’hiver, y a de la grisaille ; l’herbe sur laquelle je suis étendu est froide. Les chiottes du parkinge fouettent la pisse comme celles d’une caserne zaïroise. J’aperçois le cul de ma Quattroporte, ses deux gros pots d’échappement chromés. Il y a deux motards, des infirmiers, un camionneur roux avec des yeux délavés et un cache-nez rouge vif. L’un des motards écrit en se servant du couvercle de ma malle arrière comme de bureau (faut pas se gêner !), l’autre jacte, plus loin, dans sa radio graillonnante.
— Lequel est Lucien ? lancé-je en me mettant sur mon séant.
Oh ! le sursaut de celui qui raye ma carrosserie avec sa pointe Bic ! Il laisse quimper son carbone, pour le coup. Me défrime comme si j’étais Dracula en slip de bain.
Bibi, je me dresse. Un genou raidard, biscotte l’humidité.
— Mais vous n’êtes donc pas mort ! s’écrie le pandore-écrivassier.