— Où est ta classe ?
— L’avant-dernière à droite. Tu lui veux quoi à Bruno ?
Je m’éloigne sans lui répondre et m’avance à contre-courant vers le bâtiment scolaire.
Effectivement, le rat-mulot aux lunettes désaccordées parle à un jeune barbu châtain qui ressemblerait à un écureuil s’il avait la queue en panache. Le professeur range son fourbi en l’écoutant. Moi j’attends poliment sur le pas de la porte. Le môme Bruno n’est pas en train de poser des questions mais, au contraire, il déclare au professeur de français que quelqu’un qu’il n’a pas vu depuis des années : un parent ou un ami, l’attend en bas de chez lui, près du canal. Le maître sourcille, mais ne paraît pas surpris de cette affirmation. A croire qu’il est habitué aux « voyances » de son élève. Il m’avise et me lance :
— Vous désirez me parler, monsieur ?
— C’est à Bruno Malvut que j’en ai, réponds-je, mais puisque j’ai le plaisir de vous rencontrer… je suis le père adoptif d’Antoine.
Pour lors, le mec, c’est pas la joie rayonnante que je lis sur sa frite. M’est avis que Toinet doit foutre une merde noire dans sa classe. Ses bulletins scolaires ressemblent d’ailleurs à des murs de chiottes.
Je prie Bruno de m’attendre dehors un instant et je rejoins le semi-rouquin à sa chaire. On s’en presse cinq sans chaleur excessive. Les parents de garnements ne sont jamais persona grata auprès des enseignants, comme s’ils étaient chargés des malfaisances de leurs rejetons.
— Je sais, fais-je, Antoine est un fléau, un demi-cancre qui pourrait être un élève doué s’il le voulait, mais qui pense trop à faire le pitre pour obtenir un rendement valable dans les études, aussi n’aurai-je pas l’outrecuidance de vous interroger à son sujet. J’aimerais plutôt avoir votre opinion à propos de Bruno Malvut ; non pas au plan scolaire, mais à propos de ses « prédictions ».
Le jeune professeur se trouble, rougit, ce qui ajoute du flamboiement à sa barbe.
— Mais je…
— Ecoutez, coupé-je, je viens de l’entendre vous annoncer une visite imprévue. Or vous ne paraissiez pas surpris le moins du monde par cette prédiction à court terme, d’où je conclus que vous avez l’habitude de le voir exercer ce don de double vue.
Je lui propose ma carte professionnelle que m’a si scrupuleusement rapportée le clodo (dont j’ignore le nom d’aujourd’hui).
— Ce gamin « nous » intéresse, déclaré-je.
Il jette un regard à ma brème et sourit.
— Oh ! je sais qui vous êtes, affirme-t-il, Antoine passe son temps à célébrer vos prouesses et à se déclarer votre émule.
Cher môme ! J’en suis attendri.
Le prof hoche la tête.
— A vrai dire, le petit Malvut est déconcertant, poursuit le prof. Très déconcertant. Parfois, il vous annonce des faits pourtant imprévisibles et qui s’avèrent exacts. Il arrive qu’il se trompe, mais c’est assez rare. Personnellement, je suis agnostique et peu porté sur l’occultisme et autres foutaises du genre, néanmoins, je dois reconnaître à cet enfant un certain don de… disons prémonition. Mes collègues et moi l’avons surnommé entre nous « Nostradamus ».
— Je vous remercie, dis-je. Il est bon élève ?
Le professeur a un sourire torve de barbu ; toujours quand un barbu sourit, t’as l’impression d’un trou du cul, remarque bien !
— Meilleur que votre Antoine, mais un peu trop dolent. Il manque de mordant. A le regarder vivre, on a l’impression que son esprit est sans cesse ailleurs. Pendant que je vous tiens, commissaire, il faut que je vous dise de calmer votre fils. Il est au bord du renvoi. L’autre jour, il a failli violer l’une de ses condisciples pendant la récréation. Il l’avait entraînée dans le laboratoire de langues, pourtant fermé à clé, et voulait absolument la déculotter. D’ailleurs vous avez lu la lettre du surgé à ce propos puisque vous l’avez retournée signée.
— En effet, mens-je précipitamment, car ce bougre d’Antoine de mes deux a dû signer lui-même le document en mes lieu et place, tu parles ! Il a eu droit à une correction qui, je l’espère, portera ses fruits, ajouté-je.
Voilà l’autre pomme à l’eau qui fait la moue.
— Je ne crois guère aux châtiments corporels, monsieur le commissaire. Ce sont là des méthodes qui…
— Qui ont fait leurs preuves, coupé-je. C’est parfois à coups de pompe dans le train qu’on fait avancer l’humanité, mon cher ami. Si l’on donnait des sucres au lieu de coups de cravache aux chevaux de course au moment de l’effort final, ils ne gagneraient jamais.
Je l’abandonne à ses réprobations pour rejoindre le dénommé Malvut Bruno, qui m’attend, soucieux.
— Je vais être en retard, me dit-il. Maman va se faire du souci.
— Tu seras en avance puisque je te reconduirai chez toi en bagnole.
J’ajoute, en le défrimant du coin de l’œil :
— J’ai fait réparer le pneu que tu m’as crevé.
Le môme fait deux pas en avant et se campe devant moi, hardi, presque mauvais.
— Je ne vous ai pas crevé de pneu ! déclare-t-il sèchement.
— Quelqu’un t’a vu faire.
— Il s’est trompé ou vous a menti !
Son unique œil visible ressemble à la pointe d’une fléchette, deux vilains plis amers emprisonnent sa bouche comme des parenthèses ; il paraît vieux, soudain, ou plutôt intemporel. Il n’a plus d’âge, Bruno Malvut ; plus d’identité terrestre. C’est une espèce d’esprit matérialisé. A moins que je ne me raconte des berlues à son propos ? Du train où vont les choses de la suggestion, toutes les déviations sont envisageables.
— Admettons, rompé-je.
— Y a pas à « admettre », c’est la vérité ! insiste avec force le gamin.
— O.K.
Nous avançons en direction de ma Maserati meurtrie par l’attaque de naguère, que Toinet fait admirer à ses potes.
— Glande pas, mec, lui dis-je sèchement. Je te conseille de rentrer d’urgence au foyer, on bavardera de l’affaire du labo de langues et de cette lettre du surgé que j’ai signée par personne interposée.
Il vire écrevisse bien cuite, se casse en souplesse.
— Monte ! enjoins-je à Bruno.
Mais le mouflet n’a pas l’habitude des carrosses haut de gamme. Il bataille avec le poussoir d’ouverture et je suis obligé de lui venir en aide.
Lorsque nous sommes assis côte à côte et qu’on se met à rouler dans notre grande banlieue grise, qui se veut cossue mais se laisse gagner par les initiatives populacières des promos, une détente s’opère.
— Chouette caisse, fait le gamin impressionné. Vous pensez que je serais capable de percer les pneus d’une tire pareille ! D’abord, c’est un vieux qui vous a fait ce coup-là, l’autre soir, en bas de chez nous. Un vieux en guenilles qui dort près de chez nous.
— Tu l’as vu ?
Il marque un temps, baisse la voix et répond très vite :
— A ma façon.
— T’en « vois », des choses ! soupiré-je.
— C’est pas ma faute.
La phrase me remue. Il y a comme de la tristesse dans cet aveu. A croire que, quelque part, il se sent victime de son « don », le pauvre môme. Un don que ses camarades et ses profs connaissent bien mais dont, par un accord tacite, personne ne parle. On fait semblant de le considérer comme une sorte de gadget. Il annonce des choses qu’on accueille avec une désinvolture apparente mais auxquelles on croit en secret. Comme dans certaines campagnes reculées on croit encore aux jeteurs de sort en faisant mine de les prendre pour des zozos.
— Tu es au courant de ce qui m’est arrivé, Bruno ? questionné-je très vite, sans le regarder.