Au lieu de répondre, il déclare :
— Faites gaffe, il va y avoir une ambulance rouge qui va déboucher à plein tube, malgré le feu rouge, au carrefour prochain.
Je ralentis. L’avenue est peu encombrée. Les arbres dénudés brandissent leurs poings dans l’air cotonneux du crépuscule. Juste que j’atteins le carrefour dont les feux sont au vert pour moi, effectivement, une bagnole de pompier, rouge, déboule, sirène hurlante. Ce n’est pas une ambulance, plutôt un véhicule destiné aux sinistres modestes, tels que les feux de cheminée, les asphyxies au gaz ou les noyades. Je pile pour la laisser foncer en me demandant si, au moment de la prédiction de Bruno, la sirène de l’engin était déjà perceptible. Mon cartésianisme qui regimbe, tu comprends ? Ce phénomène, son papa excepté, tous les proches de Bruno le connaissent. On tente d’expliciter l’incompréhensible. Alors on s’accroche aux branches de la réalité.
— Tu n’as pas répondu à ma question, fiston : es-tu au courant de la cruelle mésaventure qui m’est arrivée ?
— Vaguement.
— C’est-à-dire ?
— Comme si que j’aurais rêvé.
— Rêvé quoi ?
— Qu’on cherchait à vous descendre dans cette tire.
— Raconte.
— Y a rien à raconter, c’est des impressions.
— Alors, parle-moi de ces impressions.
— Je voyais un mec s’approcher de vous avec une mitraillette tandis que vous alliez vous farcir une gonzesse.
— Et ensuite ?
— Vous plongiez sous le tableau de bord, mais vous preniez une balle en dessous de l’oreille droite et deux dans le haut du dos.
— Et elles me tuaient ?
Il renfrogne ; sur des charbons ardents, le biquet, pas heureux de cet interrogatoire qui semble lui coûter, arracher de son être d’étranges fibres sensibles.
— Je ne sais pas si elles vous tuaient, mais vous étiez naze apparemment.
— Alors ?
— Je me rebiffais, je ne voulais pas que vous seriez mort.
— Pourquoi ?
— Parce que vous êtes sympa et que vous allez avoir des choses importantes à faire plus tard, et aussi pour vot’ maman si gentille que je connais bien puisqu’elle vient souvent ramasser Toinet à la sortie.
— Tu as fait quoi ?
— Rien. Simplement, j’ai pas voulu.
Je baisse ma tête sur le volant.
— Tu aperçois une plaie quelconque sous mon oreille, môme ?
— Non, m’sieur.
— Pourtant, après l’attentat, mon veston était plein de sang !
— Celui de votre copine ? émet le « devin » en jean.
— J’ai porté mon veston au laboratoire de police pour une analyse expresse : il s’agissait bien de mon sang, petit mec.
— Ah bon ?
— Je suis A B négatif, un groupe très rare ; la fille qui m’accompagnait était A positif, ce qui revient à dire que mon veston se trouvait rougi par un sang que je n’ai logiquement pas pu verser puisque je ne portais aucune égratignure ! Tu aimes les mystères ?
— Non.
— Moi non plus. Dommage, hein, car celui-ci est de toute beauté ! Tu échafaudes une solution quelconque à un tel prodige ?
— Non.
— Puisqu’on parle à cœur ouvert, je dois te dire que j’ai eu, à la suite de l’attentat, l’impression d’être totalement paralysé et que les brancardiers m’ont déclaré mort. Et puis, au fond de mes ténèbres, je t’ai vu t’approcher de moi. Et alors je me suis retrouvé frais comme un gardon. Le miracle ! Ça te dit quelque chose, petit ?
— Non, rien.
— Tu n’as aucun souvenir plus ou moins flou de toi te penchant sur ma carcasse ?
— Je ne crois pas.
— Tu penses sérieusement que tu possèdes un don, Bruno ?
— J’en ai peur.
Et ça, sûr et certain qu’il ne ment pas. Il est comme entraîné par une force étrange qu’il subit sans parvenir à la contrôler. Je me mets à éprouver pour cet être malingre une foule de sentiments confus : pitié, reconnaissance, intérêt…
Nous sommes parvenus devant chez lui.
— Tu m’as peut-être ramené d’entre les morts, Bruno, balbutié-je.
Tu sais quoi ?
— Faut pas charrier ! il me répond.
On se serre la paluche et il descend.
Avant de reclaquer ma lourde (très lourde), il demande :
— Vous allez pouvoir faire changer le cuir des banquettes et réparer le tableau de bord ?
— Tu parles ! je suis assuré tous risques.
— Ah bon.
Il ajoute :
— Faudra faire contrôler la boîte de vitesses, y a une balle dedans qui risque de foutre la merde d’un moment à l’autre.
C’est vrai que ça grince, quand j’enclenche la cinquième.
ET MOI,
SOMBRE CONNARD…
Et moi, sombre connard, qu’à peine il a engouffré son immeuble, je me dis que ça n’est pas somptueux, ma tête ! J’ai oublié de lui parler de la Maryse Turpousse, au gamin. Pourtant c’était capital, non ? J’étais venu pour ça, surtout. L’envie me biche de me rendre à son domicile cafardeux, mais l’idée de tomber sur son jobastre de père me fait changer d’avis. Après tout, je sais où le pêcher, Bruno. Et comme je préfère m’entretenir seul à seul avec lui, je peux remettre cette converse-là à une date intra-utérine (comme dit Béru).
Là-dessus, je regagne notre pavillon, tout mignard au milieu des immeubles qui le cernent. Y a pas si loin, on n’avait que d’autres maisonnettes semblables à la nôtre autour de nous, de la meulière en quantité, du jardinet à tonnelle, des villas « Myosotis », « Sam’ Suffit », « Mon Repos », « Port d’Attache » et autres, habitées par des rentiers paisibles, des cadres inférieurs, des veuvasses convenablement pensionnées. Et puis ce gentil monde est parti ou défunte et l’ogre immobilier s’est jeté sur le quartier, avec les grands deuils de ses bulldozers, ses grues géantes, ses incessants charrois de matériaux de construction. Ils nous ont bouffé la banlieue, bouffé le ciel mélanco de l’Ile-de-France, mis des ombres à plein temps. On est devenus des espèces de Robinson, m’man et moi, paumés dans une mer de « résidences » à quatre ou cinq étages, marmoréennes bidon, pacotille de « grand standinge ». Des maisons clapières, quoi ! Avec d’étranges jeannot lapins aux fenêtres, pour nous mater les faits et gestes.
On a eu envie de partir. On aurait pu vendre nos douze cents mètres carrés un bon prix et se tailler vers des contrées encore possibles. On a bien réfléchi, Félicie et moi, pesé le pour et surtout le contre son corollaire. On s’est rendu compte que pour en trouver, des coins « possibles », faut pas craindre d’aller à dache, y a plus que dans les Auvergnes, les Alpages, les fonds du Périgord que t’en trouves encore, et même, tu restes à la merci d’un barrage, d’une centrale nucléaire ou d’une autoroute dont la construction est décidée à ton insu. Avec mon boulot, je dois crécher dans les environs de Pantruche, c’est obligé.
On s’est dit que, tout compte fait, mieux valait oublier les grandes masures environnantes pour se pelotonner dans notre tanière. Depuis le temps qu’on l’habite, elle s’est faite à nous et nous à elle. C’est une robe de chambre, ce pavillon. On est bien dedans.
Bon, la Maserati devant cette bicoque, elle fait un peu anachronique, je conviens ; prétentiarde sur les bords. Mais je m’en bats l’œil. C’est pas pour frimer que je me suis offert cette tire mais par amour des caisses surchoix.
Je remonte l’allée cavalière du jardinet. Des piafs qui se goinfraient des bonnes choses entreposées par m’man à leur intention dans une cagette de bois blanc, s’envolent à mon approche. Le gros greffier noir et blanc qui les guignait depuis le mur en est tout marri et me file un coup de saveur pas content.