Il nous sermonne d’un index indulgent, elle et moi :
— Je sais bien qu’Adeline n’aura de cesse que tu lui eusses accordé cette petite faveur, Antoine. Note que, sans vouloir me vanter, la minette est un exercice auquel j’ai toujours excellé ; mais, hélas, je deviens moins performant depuis que je suis trahi par mon asthme, car elle nécessite une grande autonomie respiratoire. Je suis convaincu que des hommes rompus à la plongée sous-marine, tel le commandant Cousteau, devaient accomplir des prouesses en la matière. C’est d’autant plus probant, pour l’excellent commandant Cousteau, qu’il dispose d’un long nez, lequel peut jouer un rôle d’appoint intéressant, en l’occurrence.
Il se tait pour boire.
Moi, pendant sa déconne, j’ai gambergé, selon ma belle habitude.
— Voyez-vous, dis-je, dans cette affaire, tout est inversé. L’homme dont je pensais qu’il me mentait disait vrai et celui que je croyais m’emmenait en bateau.
— De qui parles-tu, Antoine ? demande César en pourléchant sa moustache emperlée de vin blanc.
— De l’avocat marron et du clochard philosophe, mon biquet. Maître Krackzyblum (en définitive je lui restitue son blaze de départ, au diable les mauvais esprits !) m’annonce qu’on veut m’abattre. Ça me fait hausser les épaules mais, effectivement, on défouraille sur moi. Par contre, le bon clodo gentil et pittoresque qui m’a prévenu que le petit devin avait crevé mon boudin me berlurait. J’ai la conviction que le gosse n’était pour rien dans cette déprédation.
— Qu’est-ce qui te le donne à penser ?
— Une converse que je viens d’avoir avec le môme. Je commence à cerner un peu cet étrange petit bonhomme. Mais trêve d’appréciations, où en êtes-vous de vos activités, Blanc et toi ? Je suppose que c’est pour me fournir un rapport que vous êtes arrivés presque de conserve et inopinément ?
Les deux se considèrent mutuellement, avec sympathie. Contrairement au sieur Bérurier, Pinaud n’est point jaloux de l’affection que je porte à M. Blanc et ne fait montre d’aucun racisme primaire à son endroit (pas plus qu’à son envers). Il lui témoigne même une amitié de bel aloi et ne prend pas ombrage, bien au contraire, de la superbe pipe en écume de mer qu’Adeline lui a confectionnée dans la chaleur de l’instant, au débotté des passions.
— Veux-tu parler le premier, cher Jérémie ? s’enquiert la ci-devant Vieillasse avec force civilité.
— Je n’en ferai rien, à vous, monsieur Pinaud, retourne du même ton mon bronzé congénital.
— Fort bien, accepte César. De ma petite enquête, il appert…
— De burnes, placé-je, car tu connais mon incorrigibilité.
Le cher homme a la bonté de sourire d’une boutade qui ne ferait même pas marrer un garde champêtre, et poursuit :
— Il appert que la tante de Toinet, la femme Turpousse Maryse est à la colle avec un brocanteur du nom de Justin Verbois, lequel habite le même immeuble que les Malvut. Le bonhomme aurait connu des tracasseries judiciaires pour recel à différentes reprises de sa vie. Quand la Turpousse a eu purgé sa détention, c’est chez Verbois qu’elle a couru se réfugier, ce qui indiquerait qu’ils se connaissaient de longue date. J’ignore si elle entretient des relations avec Bruno Malvut ou ses parents, mais on peut le supposer. Voilà, c’est tout.
— Félicitations, Pinuche. Je vois que la fortune n’a pas émoussé tes proverbiales qualités d’enquêteur.
Il bat des ramasse-miettes afin de notifier sa modestie.
— Le métier c’est le métier, Antoine. Il en va des qualités professionnelles comme de l’amour : tu t’y montres brillant ou nul. Si mes étreintes de feu font crier Adeline de bonheur, c’est parce que le don de l’œuvre de chair m’a été accordé au berceau par des fées bienveillantes.
— Bienveillantes et salopes ! appuyé-je.
— Heureusement, se réjouit César. Bon, à toi, cher Jérémie, de nous livrer ta provende.
M. Blanc rêvassait, sa dextre négligemment passée dans le décolleté d’Adeline dont il titille les boutons moletés comme pour essayer de capter sur la modulation de fréquence un émetteur confidentiel.
— Moi, commence-son-récit-il, je me suis donc occupé de ton avocat de mauvais augure. Ce triste maître demeure boulevard Saint-Marcel, dans un vieil immeuble en piteux état. Son cabinet et son appartement s’y confondent, de même que sa concubine lui tient lieu de secrétaire, à moins que ce ne soit le contraire. Cette personne est une virago de la pire espèce qui n’ajoute rien à son standing.
« Assez jolie mais d’une vulgarité sédimentaire qui fait froid dans le dos d’un nègre. Elle ne peut prononcer une seule phrase sans y inclure une grossièreté ou un terme argotique de basse inspiration. Quand je me suis présenté à l’étude, elle était dans tous ses états et n’a fait aucune difficulté pour me donner la raison de sa surexcitation. Maître Krackzyblum venait de partir en voyage sans l’en avertir autrement que par un mot laconique laissé en évidence sur sa machine à écrire, et sans lui fournir la plus petite explication quant à sa destination ni à l’objet de son déplacement. Elle hurlait que ce rasta de merde la doublait, qu’il était toujours partant pour suivre le premier cul malodorant de passage, et autres choses qui eussent dû rester confidentielles mais qu’elle lançait à tous les échos.
« Lorsque la tempête s’est quelque peu calmée, j’ai tenté de lui tirer les vers du nez à propos de la visite qu’aurait rendue un malfrat à Krackzyblum récemment. Elle s’est marrée férocement en glapissant que si elle devait tenir un répertoire de tous les truands vrais ou faux qui défilaient dans cette officine, il lui faudrait un ordinateur. Après quoi, elle m’a demandé s’il était exact que les Noirs ont une grosse queue ; comprenant alors que les choses risquaient de dévier et peu soucieux de me laisser violer par une houri pareille, j’ai battu en retraite. »
Il passe sa belle langue violine sur la paire de charentaises pourpres qui lui tient lieu de lèvres et ajoute :
— C’est tout ce dont je dispose pour l’instant. J’ajouterai toutefois que maître Krackzyblum est parti en laissant sa voiture et qu’il a emporté un appareil enregistreur dont il se servait parfois pour préparer ses plaidoiries.
— Ce n’est pas si mal. As-tu relevé l’identité de la concubine-secrétaire ?
Si Jérémie était pigmenté différemment, il est probable qu’il rougirait. Là, il chocolate seulement.
— Je vais te faire un aveu, San-Antonio…
— Tu n’y as pas pensé ? lui allé-je au-devant.
— C’était une telle furie ! On ne demande pas son nom à un typhon !
— Et pourtant il en porte un, fais-je : ridicule la plupart du temps.
Qu’à propos de typhon, il s’en opère un dans mon modeste pavillon en cours de surpeuplance. Des portes claquent ! Des courants d’air intempestifs secouent les rideaux heureusement dépoussiérés par Félicie. Un pas précipité qu’accompagne un ronflement rauque, puis un flamboiement et voilà Mathias, le surrouquin campé dans l’encadrement de la lourde.
Rutilant de rouquinerie et de rage. Le regard fou, la bouche convulsée et marquée de bave mousseuse aux commissures. Tu sais qu’on ne se cause pratiquement plus depuis qu’il a été nommé directeur du laboratoire (grâce à mon intervention) et qu’il s’est mis à me traiter dès lors comme étron de trottoir, m’interdisant désormais de le tutoyer et encore moins de l’appeler « le Rouquemoute ». Un pauvre et triste sire gonflé de vanité, comme tant d’autres ! Faits pour être d’admirables subalternes et qu’une promotion transforme illico en sales cons.
— Môssieur le directeur du laboratoire de police technique de mes couilles ! m’exclamé-je. Mais que nous vaut l’honneur de cette visite aussi auguste qu’improvisée et nauséabonde ?