— Elle a enlevé le gamin.
Il paraît rasséréné.
— Oh ! bon, juste ça ?
— Vous trouvez que c’est rien ?
— C’est son neveu, après tout. Bon, d’accord, elle aurait pu s’y prendre autrement, mettre la loi de son côté.
Il a un profond soupir :
— Mais le temps la talonne, que voulez-vous. Le temps la talonne. Sa vacherie du sang va l’emporter. Maryse, c’est pas la fleur des pois, mais elle a toujours eu une vie dégueulasse. Y aura eu que moi de potable : c’est pas grand-chose.
Il prend dans un tiroir un flacon brun coiffé d’un bouchon de champagne taillé en pointe pour qu’il puisse rentrer dans le goulot. Il le débouche et s’enfile une rasade de quelque chose qui, à l’odeur, pourrait bien être du rhum.
Comprenant que leur festin est fini, les chats se sont fait la malle. Quelque part dans la montagne de bric-à-brac, une horloge crie au secours en égrenant quelques coups grêles sans rapport avec l’heure exacte.
Il y a pis que de la tristesse, dans cet univers indicible : une espèce de désespoir glacé, d’effroi métaphysique. Comme si on se sentait davantage mortel ici qu’ailleurs, et en tourment d’un au-delà.
Le vieux rebouche son flacon et une brusque idée lui vient. Il me fait front.
— Le neveu, c’est chez vous qu’il était, non ?
— Exact, monsieur Verbois. Depuis plus de dix ans. Et je ferai n’importe quoi pour le récupérer. Je n’ai pas envie que cet enfant subisse la fatalité familiale qui conduit droit en taule. Votre Maryse de mes fesses l’a proprement embarqué en fin de journée. Peut-être avez-vous votre petite idée de l’endroit où elle l’a conduit ?
Justin Verbois se dépose dans un fauteuil d’acajou pivotant. Il paraît harassé, lointain.
— Pas la moindre, assure-t-il. En dehors de mon logement, je ne connais pas d’autre point de chute à Maryse.
— Elle a agi avec la complicité d’un type brun, précisé-je.
Mais le dabuche continue de hocher négativement la tête. Cette bonne femme qui souffle en tempête sur son existence le déconcerte. Ce genre de giries ne sont plus de son âge, Justin. Il ferait bon se préparer à crever gentiment, dans la torpeur de son foutresque entrepôt, parmi les greffiers du voisinage, en éclusant une gorgée à sa topette de raide, de temps à autre, pour se requinquer les esprits. Il sombre parmi les autres vieilleries, Verbois. S’engloutit dans les commodes sans tiroirs, les pendules sans aiguilles, les tables bancroches et les fauteuils éventrés. Il a suivi son pauvre bonhomme de chemin de pauvre bonhomme en chemin, mettant parfois un pied dans la marge, histoire de se donner le frisson mais, vaille que vaille, gardant le nez au sec.
Le bonheur ? Connaît pas ! Ses joies auront été des joies de misère, des instants d’arrêt au bord de la vie courante. Couper du mou à des chats fous de faim, acheter une saloperie de plus, en vendre une… La môme Maryse a dû constituer sa seule embellie. Il l’a grimpée du temps qu’elle était jeune, donc à peu près belle. Il vit de ce souvenir. Quand elle surgit dans sa grise existence, c’est fête au village. Le retour de la pétasse prodigue ! Il lui lâche son carbure, la chouchoute, lui confie les clés de cet appartement qui, bien que modeste, constitue néanmoins un luxe pour ce collectionneur de pouilleries. Et puis elle s’envole, la colombe déplumée ! La vraie fumière. Juste un mot « A bientôt ». Ce qui veut dire : « Salut, vieux con, je reviendrai te plumer quand j’aurai besoin de toi ! »
Je place un bout de fesse sur son bureau, mes jambes frôlant les siennes.
— Ecoutez, monsieur Verbois, vous comprenez bien que si les choses ne rentrent pas très vite dans l’ordre, on va au caca avec votre souris ! Un flic qui sort de ses gonds, c’est jamais bon, c’est générateur de bavures. S’il arrivait un turbin à votre protégée, à part vous, qui la pleurerait ? Qui s’indignerait qu’une meurtrière, ravisseuse d’enfant, se morfle une praline dans la coiffe ? Le monde est trop petit pour qu’elle puisse nous échapper longtemps. Tout un bigntz est déjà en train. Je vous l’annonce : ça va chier des bulles carrées, comme dit le petit Toinet, son neveu. Si vous envisagez un moyen quelconque de remettre les pendules à l’heure, n’hésitez pas, sinon elle risque de mourir d’autre chose que de sa leucémie.
Je tire ma carte de visite sur laquelle figurent mes numéros privé et professionnel.
— Je suis joignable à n’importe quelle heure, Verbois. Quelque chose me dit que vous m’appellerez avant longtemps.
On se quitte.
Une fois dans l’impasse, Jérémie déclare :
— Tu as été très bien : un chouïa théâtral sur la fin, mais franchement ça portait.
— Crois-tu qu’il sache où elle se trouve ? demandé-je, les dents serrées.
— Possible. Mais comme il l’a dans la peau, il ne parlera qu’en fonction de l’intérêt de la fille, c’est pourquoi tes menaces ouvertes étaient utiles.
— Tu y crois, toi, à sa maladie ?
— C’est facile à vérifier.
On remonte dans ma Maserati toujours meurtrie par les balles du tireur. Il est pas près d’être réparé, mon beau carrosse à essence.
— Programme ? demande M. Blanc.
— La Maison Pouleman, non ? Il serait intéressant de voir si le dispositif de recherche fonctionne.
— Nous devrions plutôt interviewer le petit mage à la con, Antoine. Peut-être aurait-il un flash à propos de Toinet ? Après tout, c’est son pote, ça doit stimuler les fluides.
— Tu as raison, conviens-je, laissons tomber la police pour la magie.
— Faudrait également savoir, dans l’hypothèse où la femme Turpousse est réellement malade, à quel hôpital elle se fait transfuser, émet le sagace. On aurait pu demander le renseignement au vieux.
— On aurait pu, mais il est trop tard, maintenant. Tu penses bien qu’il gardera bouche cousue sur la question, et il serait sot de lui mettre la puce à l’oreille.
J’ai des gargouillis dus à la faim. Mais c’est pas le moment de briffer. Je pense à Toinet, fou de terreur dans les griffes de son affreuse tantine, à m’man qui pleure en silence dans sa cuisine, à Maria qui doit l’accompagner dans son chagrin. Putain, quelle journée à la noix !
Ça vous tombe dessus sans crier chose. L’autre soir, nous étions peinards, al home. On s’était gurgité la brandade de morue de Féloche. On morfilait un brie impressionnant, et puis Toinet nous a sorti la prédiction de Bruno. Et sa vachasse de tante s’est bel et bien pointée, jaunasse, mal coiffée, puant de la gueule. Je remangerai jamais plus de brie : il m’a porté la cerise. Et pourtant c’est bon, du brie sur du brignolet frais ou, mieux encore, sur du seigle un peu fruste. Avec, pour lui faire une cour d’honneur, un Saint-Nicolas-de-Bourgueil fraîchouillard. La faim, je te dis, qui me fait fantasmer.
Je sors les aérofreins devant l’immeuble qui a l’honneur d’abriter la famille Malvut (ainsi que le père Verbois). Je me dis que ce gros tas de béton constitue le centre de nos emmerdes. Il me paraît maléfique dans le halo blême provenant des lumières axiales et de notre mère la lune. Il abrite des gens pas tellement blanc-bleu.
Je cherche une place sur un vilain terre-plein servant de parking aux « invités ». N’en trouvant pas, je flanque ma caisse à la diable sur une plate-bande galeuse.
Au moment où je descends, je vois survenir de l’ombre une petite silhouette sautillante. Elle arrive de l’autre bout de la rue (baptisée avenue pour faire genre). Ma parabole, c’est Bruno ! Il marche, enveloppé dans un anorak trop grand, dont le laçage lui arrive aux mollets. Marrant, cette espèce de petite montgolfière à pattes ! Le vêtement n’a pas été emprunté à son dabe, guère plus fort que lui ; peut-être à sa vieille ?