C’est vrai : je l’ai pas vue, la mother à Bruno. C’est très probablement une grosse ogresse de banlieue à moustache. Une suintante geignarde, j’envisage. Qui bouffe des nouilles et des patates frites jours after days et qui se gave de Mars en carême, ou de Nuts, voire de chips au paprika.
C’est plein de grognasses de cet acabit dans nos grandes ceintures. Elles se font chier sans le savoir et compensent avec la télé et la boustife. Tu les vois déambuler, mornasses, par les rues du désespoir accepté, chargées de provises au rabais et la bouche éternellement pleine. Y a longtemps qu’elles sont plus frivoles, que leur gazier les a déçues avec son guiseau de bricoleur qui rote sa bière du soir en se mettant au lit. L’extase par le cul, y a lurette qu’elles ont tiré un trait. Au début, elles se sont laissé enjamber par le copain Marcel ou M. Monichon, le voisin, tenter de décrocher quelques émotions sensorielles ; mais bien vite elles ont entravé que c’était du kif. Que ces coups de verge extraconjugaux valaient pas mieux que la copulation express du samedi soir après Drucker. Alors elles se sont rabattues sur Dallas et les friandises de bars-tabac. Le panard, si tu vas pas le chercher là où il est, jamais il viendra à toi.
— Bruno !
Mon appel a claqué sec dans la bise de nuit. Il gèle à fendre l’âme, cette noye. Le mouflet qui s’apprêtait à enquiller son porche sursaute. Je me montre dans la lumière colique. Son souffle de mulot met le panache blanc d’Henri IV devant sa frite.
Il s’avance, les oreilles rougies. Il paraît tout chose.
— T’es noctambule, Bruno ? je lui demande.
— Je suis allé faire mon devoir de maths chez un copain du quartier.
Il tapote un cahier roulé qui dépasse de la grande poche de sa doudoune.
— Ça tombe pile, je voulais te parler. Viens dans ma tire, c’est pas la peine qu’on se mette à pisser des glaçons.
Il me suit, tressaille en découvrant ce grand Noir à la place passager.
— L’inspecteur Blanc ! lui dis-je.
Il salue d’un hochement de tête. Je le fais grimper à l’arrière et m’assieds à son côté. Jérémie s’acagnarde pour nous faire face. Comme on écoutait la radio, une chiante musique nous lacère les trompes. Je fais la grimace et M. Blanc ferme le robinet.
— Tu fais tes devoirs tard, noté-je.
— On a compo demain, Toinet a dû vous le dire.
— Non. Et sais-tu pourquoi il ne m’a rien dit ?
Mouvement négatif de l’artiste en divinations.
— Parce qu’il a été enlevé, Bruno ! T’as rien aperçu de ce style dans ta conjoncture astrale ?
— Enlevé ! bée le môme. Par qui ?
— Tu connais M. Verbois ? Justin Verbois ?
— C’est un vieux qui habite notre immeuble.
— En effet.
— C’est lui qui ?
— Non. Si tu connais Verbois, tu connais par conséquent une douce amie à lui : Maryse. Tu la connais fatalement puisque tu avais annoncé sa visite à Toinet, il y a quelques jours.
Il sourcille, renifle une morve nouvelle consécutive à la température nocturne.
— La tante à Toinet ?
— Tu y es, mon vieux Nostradamus.
Il paraît frappé par une similitude inconcevable. Il demande :
— La tante à Toinet habite avec Verbois ?
— Gagné ! Puisque tu avais « vu » sa visite, son visage ne t’est donc pas inconnu.
— Attendez, murmure Bruno.
Il se perd dans des réflexions, des supputations, des incohérences.
— Moi, je la connais pas, la femme qui demeure avec Verbois. Lui, c’est l’escalier « C », et nous le « A », je le vois très rarement et je ne sais même pas à quel étage il crèche. Je l’ai eu rencontré avec mon père qui lui a acheté des meubles, y a quelques années, sinon… Alors il habite avec la tante ?
— A l’occasion. Cette femme s’est mis dans l’idée de récupérer ton petit pote, bien que nous l’ayons élevé de fond en comble, ma mère et moi. Comme je l’ai envoyée à dache, la garce a usé des grands moyens et a embarqué Antoine en fin de journée. T’aurais pas une petite vision vite fait sur le pouce, histoire d’orienter nos recherches ?
Il ne répond même pas. Paraît atterré, sincèrement. Non, question extra-lucide, il a fermé, le devin. Sa voyance est pareille au verre opaque de ses lunettes.
— Donc, tu n’as jamais vu Maryse Turpousse ?
— Je l’ai distinguée dans mon esprit, en disant à Toinet que sa tante allait lui rendre visite. Sinon, je ne l’ai jamais rencontrée.
— Et elle est comment, « dans ton esprit », fiston ?
— Moche, malade, méchante.
— Je crois que tu as tout dit, mon petit. On ne peut guère cerner la réalité avec moins de mots.
— Prends ça dans ta main ! fait soudain Jérémie en tirant un objet indéfinissable de sa poche poitrine.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Bruno.
— Prends ! insiste le négus.
Le gosse obtempère et réprime un mouvement de répulsion. A la lueur du plafonnier, je regarde le creux de sa main, Jérémie y a déposé une sorte de morceau de cuir d’un vert tirant sur le brun, et qui se termine par de fines nervures noires disposées en éventail.
— C’est quoi ? insiste Bruno.
— Un talisman, répond gravement M. Blanc.
Lui, faut pas le chahuter sur ces questions-là. Il peut disserter sur Montaigne en trois langues, mais Ramadé, la fille de sorcier qu’il a épousée, le garde en état de superstition avancée. Y a toujours du grigri dans la vie d’un Noir, quand bien même il est prix Nobel de physique.
— Un quoi ? demande Bruno qui ne se décide toujours pas à refermer ses doigts sur l’objet.
— Un talisman, répète Jérémie, c’est-à-dire quelque chose capable de conférer un pouvoir magique. Ça devrait coller avec ton style, petit. Serre-le fort dans ta main et pense à Toinet, je suis sûr que tu vas « voir » des choses.
A contrecœur, le gosse obéit. Mais moi, je pressens que le talisman de mon pote lui produit l’effet contraire, Bruno. Cette « chose » lui répugne et donc perturbe son potentiel de voyance.
Il secoue la tête, il a hâte d’en finir.
— Non, non, je vois rien.
Il rend le talisman à Jérémie et, sans se décourager, pour la troisième fois questionne :
— C’est quoi ?
— Une patte séchée de lézard gouzy-gouzy, déclare M. Blanc en renfouillant la relique.
Un instant, je me dis que Bruno va gerber, rétrospectivement.
— Il se pourrait qu’une « image » te vienne, auquel cas je compte sur toi pour me prévenir ?
Il acquiesce.
— Taille-toi. Je suppose que tes vieux vont s’inquiéter. Il appartient à qui, ton anorak ?
— A ma mère.
Gagné !
— Je pige pas, lamente M. Blanc. Avec une patte de gouzy-gouzy consacrée par le sorcier Batimou, le papa de Ramadé, ç’aurait dû fonctionner. Ou alors c’est que ce gamin mène les gens en bateau avec son soi-disant don. Un talisman pareil donne toujours des résultats. En tout cas, je sais que, moi, il me protège !
C’est beau, la foi.
— Bruno Malvut n’est pas africain, plaidé-je. Les ondes n’ont pas le même impact selon les latitudes. Viens, on va aller dire bonjour à mon pote le clodo, à cette heure il a dû regagner ses appartements.
On remonte le col de nos blousons et je guide Jérémie vers le renfoncement où l’ancien prof bivouaque en remâchant ses rancœurs. Un pauvre édifice de cartons et de hardes qui pue, malgré le froid, la crasse et le picrate de mauvaise qualité. Curieux, le voyage de cet homme, sa descente volontaire de l’échelle sociale qui l’ont conduit sur un trottoir de banlieue. Quel sens tragique de la solitude ! Quel goût pervers de la complète mortification ! Il expie sa qualité de vivant dans ses guenilles malodorantes ; insensible au froid, abasourdi par l’alcool, brûlant encore d’une haine obscure qui, probablement, est devenue son ultime source d’énergie.