Je m’arrête, interdit (de séjour).
Au moins deux ans que je ne l’ai pas vue, la pécore ! Professeur dans la région de Limoges. Elle nous adresse ses vœux à Noël, m’écrit une carte pour mon anniversaire, sinon, c’est le presque black-out. Elle vit pour elle depuis qu’elle est devenue tragiquement veuve d’un époux impuissant qui ne l’avait pas déberlinguée avant de mourir. Seigneur, ce que cette greluse est devenue belle ! Il y a une espèce de sérénité en elle qui te coupe le souffle. Un calme qui lui donne de la classe. Elle est modestement fringuée, mais avec une certaine élégance : tailleur grège, chemisier bis, collier fantoche de chez Agatha que je lui ai offert (ça représente des petits chiens stylisés, en queue leu leu, qu’ont l’air de se renifler le trouduc). Maquillage discret.
Tiens, elle a changé de coiffure, ses tifs sont plus longs qu’avant, ondulés ; ça lui met du flou dans l’expression. Une certaine nostalgie des années 20.
Marie-Marie, c’est ma dégueulasserie d’homme. Mon péché originel. La statue vivante d’un amour bafoué. M’a-t-elle assez attendu, la pauvrette. Aimé à l’emporte-pièce depuis son plus jeune âge. Je lui avais toujours promis de l’épouser. Elle me croyait. Patientait. Elle est même venue habiter la maison, il fut un temps, en période probatoire. J’ai failli, je voulais. Je l’aime vachement. Et puis au moment de plonger, j’avais le sursaut fatal. Je me disais que jamais je pourrais renoncer à toutes les gonzesses de belle rencontre, aux somptueux coups de verge qui m’attendaient de par le monde. Je m’expliquais, devant ma glace, que j’avais pas le droit de profaner son amour à elle, sa ferveur. Qu’on sombrerait tôt ou tard, n’importe les belles résolutions, dans la farandole maudite. Que j’étais plus récupérable pour la bagouze, le gentil foyer avec des chiares en train de bédoler sur leur popot à la con, comme le fait Mister Apollon-Jules présentement ! Bouffé par son métier, le bel Antoine. Toujours avide de tringlettes éperdues ; qu’impossible de pas regarder le cul qui passe et d’imaginer sa fente suavissime. Alors bon, la môme a fini par se lasser, à force d’à force. Quand les trains ne se décident pas à arriver, tu t’en vas à pincebroque, l’ami. Tu suis la voie ferrée devenue sans danger.
On est là, on se défrime. J’ai des clameurs d’infini dans la poitrine. Des cris silencieux qui m’étouffent, comme toujours quand tu regardes passer devant toi le triste cortège de tes amours ratées.
Tu crois que les portes restent ouvertes, mais c’est pas vrai : elles se referment parce qu’elles sont faites pour ça. Il est con, Musset, qui prétend qu’elles doivent être « ouvertes ou fermées ». Ouvertes, c’est fugitif. Fermées, c’est leur finalité.
La porte de Marie-Marie s’est refermée pour moi. On coltinera nos langueurs, chacun de son côté, de par le pauvre monde foutriquet. Ç’aurait pu être, ça n’a pas été. Juste un peu beaucoup dans nos têtes. Et puis voilà le résultat. Elle devient une dame sérieuse, ma chère pie-borgne mutine et si gouailleuse. Quelqu’un comme tant ! Quelqu’un, quoi, alors qu’elle était un oiseau de gaieté, une petite mésange du ciel à pépier sur mon épaule.
Je soupire :
— Comment ça se fait, môme ?
— Ta mère m’a téléphoné, hier soir, en me disant, pour Toinet !
Boum ! Nouveau coup de buis sur la tronche au bioutifoul commissaire. Faut croire que je ne lui suffis plus, maman, dans ses peines. Elle va chercher ailleurs un réconfort que je ne suis pas cap de lui apporter !
Et moi, je suis là, dans ma robe de chambre de boxeur de banlieue, vasouillard et toc. Battling Ducon !
— Et tu as accouru ?
— Tu vois.
— Ça boume, avec tes cancres ?
— J’ai quitté l’enseignement.
— Tu fais quoi ?
— Je m’occupe de gérer une œuvre caritative.
Madone ! Elle vire Sœur Thérésa, la chérie !
— Où ça ?
— Ben, à Paris.
— Tu habites Paris et tu ne le disais pas ?
— Ta mère le savait. Elle ne t’en a pas parlé ?
— Non.
— Elle a probablement ses raisons.
Bon, on s’est résumé les derniers chapitres. Je vais prendre la cafetière électrique où tu trouves en permanence un arabica de choix façon Féloche. M’en verse une grande tasse.
— Tu as du nouveau pour le gamin ? questionne Marie-Marie.
— Ça se précise, évasivé-je.
— Tu ne parais pas inquiet.
— Tu sais, les apparences…
— Oui, je sais !
Apollon-Jules a fini de déféquer. Marie-Marie lui torchonne le prose. Comme le môme est un Bérurier authentique, il prétend goûter à son colombin ; qu’heureusement Marie-Marie lui soustrait presto l’objet de sa convoitise.
Je bois mon caoua que j’ai omis de sucrer, mais tant pis.
Maria prépare un gratin de pommes de terre, hermétique et furax de cette présence féminine, l’Ibérique. Faut pas qu’elle nous en joue trop long, avec sa jalousie, sinon elle va se retrouver vite fait bien fait dans ses Espagnes !
— Quels sont tes projets ? demande Jérémie.
Il est troublé par la personnalité de Marie-Marie. La mate à la dérobée de ses gros lotos jaunassoux.
— Une douche, je me saboule et on décarre ! assuré-je.
Ma grande tasse est presque vide. J’ai un goût amer dans la clape. Un goût de bile. Putain, ce que mon existence ressemble à un mur de chiottes, ce morninge !
— Tu as changé, fais-je à Marie-Marie.
— Je sais.
— En bien.
— Merci.
Et là, je ne peux pas retenir la question qui me brûle :
— Tu as quelqu’un ?
Elle sourit gris comme le temps.
— Tu aimerais bien que je te réponde non, dit-elle. Le beurre et l’argent du beurre ! Je te connais !
— C’est pas une réponse.
— Je ne fais plus de réponses aux questions qu’on me pose, sauf au ministère des Finances quand je reçois ma feuille de déclaration d’impôts. Répondre, c’est entrer dans le système.
— O.K. ! O.K. ! Je peux au moins te demander si tu es heureuse ?
— Tu deviens con en prenant de l’âge.
M’man entre, fatiguée, détruite. Me regardant tout juste de la pointe des yeux. On la dirait en grand deuil, comme pour la mort de papa. Je me la rappelle à cette époque, si pâle, avec ce regard qui n’apercevait plus grand-chose.
— L’enquête progresse, je lui dis.
Mais mon ton est piteux.
Elle acquiesce comme une qui ne pense pas à ce que tu lui bonnis.
Une plombe plus tard, nous sonnons à la lourde du docteur Ravier-Chicot, rue de la Pompe (à merde).
Une soubrette poil-aux-pattes, espanche ou portugaise, vient nous débonder, avec tellement de fort duvet aux joues qu’elle ressemble à Moustaki. On lui explique délicatement comme quoi on est flics à ne plus en pouvoir et qu’on veut résolument causer au docteur toutes affaires cessantes. Au cas où il serait en train d’admirer le coucher de soleil sur le Bosphore (et fait reluire) à travers son spéculum, il doit le planter là où il est et s’amener.
Effarée, la petite velue s’en va défendre nos couleurs.
Elle revient peu après en nous assurant que le médecin nous recevra entre deux clients. On poireaute donc dans le hall, ce qui nous permet, au bout de peu, de voir sortir un sémillant jeune homme tortilleur qui devait avoir des problèmes de matrice. Il porte un superbe pardingue en cachemire bleu nuit et une écharpe tellement longue qu’il pourrait s’en confectionner une robe du soir en s’enroulant dedans.
Surgit à sa suite un gaillard en blouse blanche, d’au moins deux mètres, blond et chauve à la fois, portant de grosses besicles sur un nez en forme de concombre russe. Le toubib est corpulent, avec des écrase-merdes format péniches, et un froc mesurant un mètre nonante de circonférence.