— Je me suis rendu à la maison d’arrêt où se trouvait détenue la femme Turpousse. Je voulais obtenir des détails quant à sa maladie. Il est exact qu’elle souffre d’une forme aiguë de leucémie et qu’elle ait été hospitalisée à une fréquence de plus en plus accélérée, les derniers temps. Poursuivant mes recherches, j’ai visité l’hôpital où elle suivait son traitement. Là, j’ai questionné le médecin-chef ainsi que le personnel qui s’occupait de Maryse Turpousse.
Il a le geste court mais souligneur. Ponctuant d’une torsion de poignet, d’une ouverture de main, d’un léger roulé de l’épaule.
Je le connais bien, la Pine. Je devine qu’il a appris un truc capital. Faut attendre, avec lui. Ne jamais le brusquer. C’est du vieux bibelot fragile. Alors j’attends en pianotant mon sous-main râpé.
Dans le bureau voisin, Bérurier, fin rond, entonne Les Matelassiers, ce qui veut tout dire. C’est un hymne à la vie, ce type ! Il a du vin dans ses veines et un soleil à la place du cœur.
— Pendant ses séjours à l’hôpital, la Turpousse s’est liée d’amitié avec un jeune interne d’origine roumaine, le docteur Pilulesco. Oh ! rien d’amoureux, la gueule de cette femme décourageant les meilleures volontés, et l’avancement de sa maladie idem. Je ne sais quels sentiments — peut-être de charité ? — animaient le docteur en question, mais il est à l’origine de la libération anticipée de la tante de Toinet. Il a organisé une pétition à l’intérieur de l’hôpital, y impliquant le grand patron, afin de la faire remettre en liberté, sous le prétexte — très valable au demeurant — qu’elle n’avait plus beaucoup de temps à vivre. Ses efforts ont atteint leur but et Maryse Turpousse a obtenu une remise de peine.
— Elle a su amadouer ce jeune docteur étranger, dis-je.
— Certes. Mais il y a mieux encore, Antoine. Pilulesco a donné sa démission et quitté l’hôpital au moment où la prisonnière était libérée.
— Hein ?
— Textuel. Il habitait dans un studio meublé, proche de l’hôpital, et n’y a pas reparu depuis plusieurs jours.
— Tu as le signalement de ce garçon ?
Alors le Débris requinqué me fait le coup de la poésie du roi Hugo titulée Les pauvres gens. « Tiens, dit-elle, en ouvrant les rideaux : les voilà ! »
Lui, c’est un faf plié en quatre qu’il sort de son larfouillet de croco signé Hermès. Photocopie d’un document. Il y a, en trop noir, mais tout de même lisible, la photo d’un gus dans l’angle supérieur gauche.
— Tiens, dit-il, en ouvrant les rideaux : le voilà !
La fiche concerne Anton Pilulesco, né à Bucarest, parti clandestinement de Roumanie à l’âge de 18 ans, à bord d’un avion des lignes intérieures dont le pilote était son cousin germain et qui se posa sur l’aéroport de Zurich. Réfugié politique en Suisse, il a entrepris des études de médecine à Genève, puis vint en France où il les termina à la Faculté (réputée) de Montpellier. A obtenu la nationalité française il y a trois ans. Travaille depuis à l’hôpital André-Sarda dans le service de cancérologie du professeur Lechouf où il passe pour un élément brillant, promis à un bel avenir. Ses recherches d’une grande audace intéressent nombre de cancérologues.
— Eh bien ! voilà un bon sujet ! dis-je.
— Sais-tu l’idée que je me fais ? demande le millardaire.
— Oui, réponds-je, c’est la même que la mienne. Le cas de Maryse Turpousse intéresse ce docteur Pilulesco. C’est lui qui réclame, sous un autre nom que le sien, l’achat du matériel médical. Il s’installe avec la malade dans un coin secret pour entreprendre sur elle un traitement de la dernière chance qui ne doit pas correspondre à ceux que pratique la Faculté. Mais pourquoi diantre s’embarrasser de Toinet en une période aussi délicate ?
— Ils ne s’en embarrassent pas, murmure sourdement Pinaud.
Et il ajoute :
— Au contraire, il leur est indispensable.
Alors tout s’éclaire, comme je le pressentais en quittant l’entrepôt du vieux Verbois. Tout m’apparaît dans une lumière d’halogène, intense, blanche, implacable. Une lumière de salle d’opération !
Je pousse un cri ! Un grand, un intense : un cri désespéré qui me déchire la gorge et les poumons.
Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! Maryse Turpousse a récupéré son neveu parce qu’il est le seul être au monde dont le sang et la moelle sont les plus proches des siens ! Je me rappelle que le gosse est du groupe O positif, le rêve pour un donneur ! Elle a dû faire des recherches à ce propos. Pas dur, la chose figure dans son dossier médical à l’école. A l’école, où…
Il y a deux heures, cette fumière a déclaré au téléphone que son traitement allait commencer !
JE LA REGARDE, À SON VOLANT,
ET C’EST COMME SI TOUT RECOMMENÇAIT
Je la regarde, à son volant, et c’est comme si tout recommençait. Elle a son petit sourire espiègle et anxieux à la fois qui me fait chanter l’âme. Elle est plus que jolie : agréable.
Elle attend devant la Maison Poupoule, le dos bien droit. Le factionnaire à qui elle a demandé la permission de stationner un moment pour attendre le célèbre commissaire San-Antonio, lorgne sur elle. C’est un mec des campagnes, un brun couperosé au front bas. Il louche sur les loloches de Marie-Marie, imaginant le reste de sa personne et se disant que ça doit être vachement agréable de la chibrer.
Il me salue quand je parais, m’envie du regard ! J’engouffre la tire de la Musaraigne.
— Tu es gentille de venir me prendre, dis-je.
— Quand tu m’appelles, je réponds « Présent », riposte-t-elle.
Elle ajoute :
— Bien que cela m’ait ennuyée de quitter ta mère, Antoine. Elle se fait un sang d’encre à propos du gamin. Elle dit qu’elle le sent en grand danger avec cette horrible femme.
— Elle a raison, soupiré-je. Je viens de tout piger, c’est l’horreur.
Je lui raconte. Ses jolies mains se crispent sur le volant de sa 205 blanche.
— C’est fou ! dit-elle. Complètement fou ! Tu crois qu’un médecin peut se prêter à une pareille expérience ?
— Si c’est un chercheur dingue !
— Mais voyons, Antoine, en agissant ainsi, il assassine un enfant et risque de briser sa carrière et de se retrouver en prison pour des années !
— Peut-être obéit-il à une autre motivation, réfléchis-je, une motivation plus forte que son esprit de recherche.
— L’amour ?
— Sûrement pas, la Turpousse est une horrible fée Carabosse qui pue par tous ses pores et orifices naturels.
— Alors, quoi ?
— Le fric.
— Mais elle est pauvre, non ? Puisque le brocanteur, m’as-tu dit, lui a prêté le l’argent.
— Elle a peut-être fait croire à Pilulesco qu’elle avait un butin planqué et qu’elle le partagerait avec lui. Pour lors il aura risqué le paquet à la perspective de pouvoir financer ses travaux en toute indépendance.
— Il faut retrouver Toinet aujourd’hui même, chéri !
Elle a dit « chéri ». Ça lui a échappé, Marie-Marie ! Dans la violence de son émotion, elle s’est trahie.
Je reste abasourdi par ce prodigieux cadeau inattendu. Elle-même en est presque terrorisée. Alors elle conduit au petit bonheur. Simplement, elle va dans la direction de Saint-Cloud. Je ne lui ai rien dit. On est là, dans cette bulle, avec le vacarme de Paname qui nous entoure. Nos sentiments patinent, nos idées sont sur boucle. Difficile de les rompre pour qu’elles aillent quelque part. Elles s’élargissent seulement, pareilles à des ronds sur l’eau. Notre mutisme nous brûle les oreilles et tous ces mots qu’on retient nous obstruent le gosier.