Выбрать главу

J’ai voulu oublier ce que Spriano m’avait dit. Avec les moines de la procession qui s’avançait sur le quai vers notre galère, j’ai chanté les psaumes et les cantiques. J’ai vu ces deux soldats espagnols et ces deux marins vénitiens qui portaient sur leurs épaules un crucifix qui devait être hissé au sommet de notre grand mât.

C’est au moment où ils franchissaient difficilement la passerelle que j’ai pour la première fois vu Votre visage, Seigneur, sculpté dans le bois.

J’ai déjà dit, au début de ce récit de ma vie, ma surprise, ma déception et presque ma colère : vous aviez les yeux clos. Vos traits exprimaient la souffrance. Vous sembliez partager le désespoir de Michele Spriano.

Or j’avais besoin que Vous me donniez la force de ne pas douter, que, comme faisaient Ruggero Veniero ou don Juan, Vous exaltiez la volonté de vaincre, et donc de tuer, et donc de prendre le risque de soi-même mourir.

Je me suis agenouillé. Le jeune homme près de moi, qui m’imitait, m’a chuchoté qu’il avait sculpté Votre corps et Votre visage.

J’ai fait reproche à ce jeune Vénitien, Benvenuto Terraccini, de n’avoir pas su Vous représenter fort et glorieux, combattant, d’avoir préféré exprimer Votre faiblesse et Votre souffrance.

Sa main, m’a répondu Terraccini, avait été guidée par Vous.

Et Vico Montanari a murmuré que Votre compassion n’était pas soumission, mais partage de ce que nous allions endurer dans cette lutte où la mort sabrerait nos corps.

— Dieu nous voit, a-t-il ajouté. Il nous aime. Il sait que nous allons souffrir et que le sang de nombre d’entre nous rougira la mer.

Je n’ai compris cela que plus tard, après la bataille, quand j’ai vu tant de corps flotter, bras en croix, les chrétiens souvent face vers le ciel, les Turcs au contraire, comme s’ils n’osaient regarder le soleil, le visage tourné vers les profondeurs.

J’ai entendu la voix de Veniero qui, debout, arc-bouté à la rambarde du château arrière de la Marchesa, lançait, alors que nous larguions les amarres, après que les marins eurent fixé le crucifix à la cime du mât :

— En cette sainte journée, nous quittons la paix du port pour aller droit à l’ennemi. Avec la grâce de Dieu, nous allons châtier ces chiens d’infidèles ! Nous allons leur infliger une défaite telle qu’ils ne retrouveront jamais l’ardeur qu’ils ont eue jusqu’ici. Nous allons combattre pour sauver la chrétienté !

Il a écarté les bras et crié d’une voix vibrante :

— Tu hoc signo vinces !

« Par ce signe tu vaincras. »

43.

Je me tenais à la proue de la Marchesa, ce dimanche 7 octobre 1571, quand le soleil m’a ébloui.

Jusque-là, nous avions navigué sur une mer lisse et noire, serrés entre l’île d’Oxia et la côte grecque.

Le ciel bleuissait, échappant à la nuit, mais l’ombre restait prisonnière du chenal. Elle nous enveloppait, nous protégeait. Elle nous rassurait. De temps à autre, Veniero, debout sur le château arrière, s’adressait à nous, nous invitait à prier ou bien nous haranguait, sa voix amplifiée d’avoir rebondi entre les falaises de la côte et l’île.

Du poing il martelait la rambarde.

— Hommes de la chrétienté, lançait-il, nous devons, ce jour choisi par le Seigneur, montrer notre puissance, châtier la rage et la méchanceté de ces chiens infidèles, de cette secte maudite ! Ayons la certitude de vaincre ! Prions le Dieu des armées qui régit et gouverne le monde ! Il est notre espérance et nous sommes Ses soldats ! Vive Jésus-Christ, Notre-Seigneur !

Nous répétions ces derniers mots.

Agenouillé près de moi, Vico Montanari murmurait que même si nous remportions la victoire nous n’en aurions jamais fini avec les infidèles.

— Nous sommes liés à eux comme le Bien l’est avec le Mal, à l’instar des corps des enfants monstres qui restent attachés l’un à l’autre.

Il se signait, appelait la protection de Dieu sur notre galère et sur nos vies, puis ajoutait :

— Notre avenir a la couleur du sang !

Je me suis rendu à la proue, me faufilant parmi les soldats casqués qui portaient l’armure et l’arquebuse. Ils somnolaient.

Nous glissions, poussés par une brise de terre, dans une douce pénombre. Les rames de la chiourme battaient à un rythme lent l’eau calme. Puis, tout à coup, cette lumière et ce vent qui me frappaient au visage… Enveloppé par les bruits, je me suis senti secoué car la mer, sitôt que nous eûmes doublé la pointe de Scropha, quitté le chenal et la protection des hauteurs de l’île et de la côte, s’était creusée de courtes vagues à la crête blanche.

Veniero hurlait, ordonnant de mettre bas les voiles, puisque nous étions désormais vent debout.

Il voulait aussi qu’on augmente la cadence des rameurs. Les gardes-chiourme commencèrent à faire claquer leurs fouets cependant que les rames s’enfonçaient bruyamment dans la mer houleuse.

Mais il y avait autre chose que ces bruits, que ces voix proches. Cela venait de l’horizon, porté par le vent…

Je me suis hissé sur le socle du canon de proue.

J’ai dû m’accrocher aux cordages, tant le vent soufflait fort. Comme le soleil était voilé par un mince voile blanc, j’ai vu devant moi la bouche béante du golfe de Patras et deviné, au loin, l’arsenal de Lépante.

D’un bord à l’autre du golfe, dessinant un croissant, j’ai distingué les galères d’Ali Pacha, voiles couleur sang, coques sombres. Elles étaient innombrables.

Au même moment, j’ai entendu ces chants, ces roulements de tambour, ces détonations, ces hurlements aussi qui allaient parfois jusqu’à l’éclat des trompettes et des cymbales.

C’était comme une vague immense s’amplifiant à chaque coup de rame qui nous rapprochait d’elle.

Il m’a semblé que je pouvais, dans la rumeur, séparer les voix les unes des autres, et j’ai imaginé chacun de ces hommes brandissant son sabre courbe, sa pique, son poignard, sa hache, son arquebuse. La rage et le désir de me tuer ou de faire à nouveau de moi un esclave l’habitait.

Il fallait que m’obsède le même désir de le tuer et de le vaincre.

C’était celui qui haïssait le plus qui l’emporterait.

J’ai levé la tête vers le christ aux yeux clos, ce christ d’amour et de compassion.

Il régnerait après que nous aurions tué et vaincu.

Jusque-là, il nous fallait le Dieu qui exige qu’on combatte et tue pour Lui.

J’ai brandi mon glaive.

J’ai vu Enguerrand de Mons, Vico Montanari, Benvenuto Terraccini et cet Espagnol avec qui j’avais échangé quelques propos, que je savais brûlé par la fièvre de la maladie mais qui avait voulu être sur le pont avec nous pour la bataille, Cervantès.

J’ai crié :

— Nous allons noyer ces chiens ! Vive Jésus-Christ ! Mort aux infidèles !

À cet instant, le vent a changé de direction. Il nous poussait maintenant vers la flotte d’Ali Pacha.

— Le vent nous aide ! a crié Ruggero Veniero.

— Dieu nous protège, Dieu nous guide !

Nous nous sommes tous agenouillés pour Vous remercier, Seigneur, de ce signe que Vous nous donniez.

Il y eut un coup de canon. C’était la Reale qui commençait le combat.

Ce que j’ai fait dans cette bataille, je l’ai déjà dit.

Mais, ce dimanche 7 octobre 1571, je ne puis m’en enorgueillir. Les actes que j’ai accomplis naissaient en moi sans que je les eusse voulus, médités.

Quand j’ai bondi sur le pont de la Sultane, la galère d’Ali Pacha où un janissaire venait de trancher d’un coup de hache la tête de notre christ après que notre mât eut été brisé, une force m’a poussé.

Je devais sauver cette tête de christ que le janissaire brandissait comme l’annonce ou le symbole de la victoire des infidèles.