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Joss déverrouilla l’urne, grosse caisse en bois construite à clin de ses propres mains et qu’il avait baptisée le Vent de Norois II, en hommage au cher disparu. Ce n’était sans doute pas très honorifique pour un grand chalutier de pêche hauturière de retrouver sa descendance réduite à l’état de boite à lettres dans Paris, mais cette boîte n’était pas n’importe quelle boîte. C’était une boîte de génie, conçue sur une idée de génie, éclose il y a sept ans, et qui avait permis à Joss de remonter formidablement la pente après trois ans de travail dans une conserverie, six mois dans une usine de bobinage et deux ans de chômage. L’idée de génie lui était venue une nuit de décembre où, affaissé verre au poing dans un café de Montparnasse empli pour trois quarts de Bretons esseulés, il entendait le sempiternel ronronnement des échos du pays. Un type parla de Pont-l’Abbé et c’est comme ça que l’arrière-arrière-grand-père Le Guern, né à Locmaria en 1832, sortit de la tête de Joss pour s’accouder au bar et lui dire salut. Salut, dit Joss.

— Tu te souviens de moi ? demanda le vieux.

— Ouais, marmonna Joss. J’étais pas né quand t’es mort et j’ai pas pleuré.

— Dis donc, fiston, tu pourrais éviter de déparler pour une fois que je te visite. Ça te fait combien ?

— Cinquante ans.

— Elle t’a pas arrangé, la vie. Tu fais plus.

— J’ai pas besoin de tes remarques et je t’ai pas sonné. Toi aussi t’étais moche.

— Prends-le sur un autre ton, mon gars. Tu sais ce que c’est quand je m’énerve.

— Ouais, tout le monde le savait. Ta femme surtout, que t’as battue comme plâtre toute sa vie.

— Bon, dit le vieux en grimaçant, il faut remettre ça dans le siècle. C’est l’époque qui le voulait.

— Époque mon cul. C’est toi qui le voulais. Tu lui as bousillé un œil.

— Dis donc, on ne va pas encore parler de cet œil pendant deux siècles ?

— Si. Pour l’exemple.

— C’est toi, Joss, qui me causes d’exemple ? Le Joss qu’a manqué éventrer un gars à coups de pied sur les quais du Guilvinec ? Ou je me trompe ?

— C’était pas une femme, et d’une, et c’était même pas un gars, et de deux. C’était une outre à fric qui s’en foutait pas mal que les autres crèvent pourvu qu’il ramasse les billets.

— Ouais, je sais. Je peux pas te donner tort. C’est pas le tout, gamin, pourquoi tu m’as sonné ?

— Je t’ai dit. Je t’ai pas sonné.

— T’es une tête de cochon. T’as de la chance d’avoir hérité de mes yeux parce que je t’en aurais bien collé une. Figure-toi que si je suis là, c’est parce que tu m’as sonné, c’est comme ça et pas autrement. D’ailleurs, c’est pas un bar où j’ai mes habitudes, j’aime pas la musique.

— Bon, dit Joss, vaincu. Je te paie un verre ?

— Si t’arrives à lever le bras. Car laisse-moi te dire que t’as déjà ta dose.

— T’occupe, le vieux.

L’ancêtre haussa les épaules. Il en avait vu d’autres et ce n’était pas ce petit morveux qui allait le mettre en boule. Un Le Guern qui avait de la branche, ce Joss, il n’y avait pas à dire.

— Comme ça, reprit le vieux en sifflant son chouchen, t’as pas de femme et t’as pas de ronds ?

— Tu mets le doigt dessus, répondit Joss. T’étais moins malin dans le temps, à ce qu’on raconte.

— C’est d’être fantôme. Quand on est mort, on sait des trucs qu’on savait pas avant.

— Sans blague, dit Joss en tendant un bras faible en direction du serveur.

— Pour les femmes, c’était pas la peine de me sonner, c’est pas mon meilleur terrain.

— Je m’en serais douté.

— Mais pour le boulot, c’est pas sorcier mon gars. T’as qu’à copier la famille. T’avais rien à foutre dans le bobinage, c’était une erreur. Et puis tu sais, les choses, il faut s’en méfier. Passe encore les cordages, mais les bobines, les fils, et je ne te parle pas des bouchons, mieux vaut passer au large.

— Je sais, dit Joss.

— Il faut faire avec son hérédité. Copie la famille.

— Je ne peux plus être marin, dit Joss en s’énervant. Je suis tricard.

— Qui te parle de marin ? Il n’y a pas que le poisson dans la vie, nom de Dieu, manquerait plus que ça. J’étais marin, moi ?

Joss vida son verre et se concentra sur la question.

— Non, dit-il après quelques instants. T’étais le Crieur. Depuis Concarneau jusqu’à Quimper, t’étais le Crieur de nouvelles.

— Ouais mon gars, et j’en suis fier. « Ar Bannour », j’étais, le « Crieur ». Il n’y en avait pas de meilleur que moi sur la côte sud. Chaque jour que Dieu faisait, Ar Bannour entrait dans un nouveau village et à midi, il criait les nouvelles. Et je peux te dire qu’il y avait du monde qui m’attendait depuis l’aube. J’avais trente-sept villages sur mon territoire, c’est pas rien, hein ? Ça fait du monde, hein ? Du monde qui vivait dans le monde et grâce à quoi ? Grâce aux nouvelles. Et grâce à qui ? A moi, Ar Bannour, le meilleur collecteur de nouvelles du Finistère. Ma voix portait de l’église jusqu’au lavoir et je savais tous les mots. Chacun dressait la tête pour m’entendre. Et ma voix, elle apportait le monde, la vie, et c’était autre chose que du poisson, tu peux me croire.

— Ouais, dit Joss en se servant directement à la bouteille posée sur le comptoir.

— Le second Empire, c’est moi qui l’ai couvert. J’allais chercher les nouvelles jusqu’à Nantes et je les ramenais à dos de cheval, fraîches comme la marée. La Troisième République, c’est moi qui l’ai criée sur toutes les grèves, t’aurais dû voir ce tintamarre. Et je ne te parle pas du bouillon local : les mariages, les morts, les engueulades, les objets trouvés, les enfants perdus, les sabots à refaire, c’est moi qui transportais tout ça. De village en village, on me remettait des nouvelles à lire. La déclaration d’amour de la fille de Penmarch à un gars de Sainte-Marine, je m’en souviens encore. Un scandale de tous les diables suivi d’un assassinat.

— T’aurais pu te retenir.

— Dis donc, j’étais payé pour lire, je faisais que mon boulot. Si je ne lisais pas, je volais le client et chez les Le Guern, on est peut-être des brutes, mais on n’est pas des brigands. Leurs drames, leurs amours et leurs jalousies de marins pêcheurs, c’était pas mes affaires. J’avais assez de ma propre famille à m’occuper. Une fois par mois, je passais par le village voir les gosses, aller à la messe et tirer un coup.

Joss soupira dans son verre.

— Et laisser des sous, compléta l’aïeul d’un ton ferme. Une femme et huit gosses, ça bouffe. Mais crois-moi, avec Ar Bannour, ils n’ont jamais manqué.

— De baffes ?

— De fric, imbécile.

— Ça payait tant que ça ?

— Tant que tu voulais. S’il y a un produit qui ne tarit pas sur cette terre, c’est les nouvelles, et s’il y a une soif qui ne s’étanche jamais, c’est la curiosité des hommes. Quand t’es crieur, tu donnes la tétée à toute l’humanité. T’es assuré de ne jamais manquer de lait et de ne jamais manquer de bouches. Dis donc fiston, si tu picoles tant que ça, tu pourras jamais faire crieur. C’est un métier qui demande des idées claires.