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— Je veux pas t’attrister, l’aïeul, dit Joss en secouant la tête, mais « crieur », c’est plus un métier qui se pratique. Tu trouveras même personne pour piger le mot. « Cordonnier », oui, mais « crieur », ça n’existe même pas au dictionnaire. Je ne sais pas si tu continues à te tenir informé depuis que t’es mort, mais ça a pas mal bougé par ici. Personne n’a besoin qu’on lui gueule dans les oreilles sur la place de l’église, vu que tout le monde a le journal, la radio et la télé. Et si tu te branches sur le réseau à Loctudy, tu sais si quelqu’un a pissé à Bombay. Alors imagine.

— Tu me prends vraiment pour un vieux con ?

— Je t’informe, rien de plus. C’est mon tour à présent.

— Tu lâches la barre, mon pauvre Joss. Redresse. T’as pas compris grand-chose à ce que j’ai dit.

Joss leva un regard vide vers la silhouette de l’arrière-arrière-grand-père qui descendait de son tabouret de bar avec une certaine prestance. Ar Bannour avait été grand pour son époque. C’est vrai qu’il ressemblait à cette brute.

— Le Crieur, dit l’ancêtre avec force en plaquant sa main sur le comptoir, c’est la Vie. Et ne me dis pas que plus personne ne comprend ce que ce mot signifie ni qu’il n’est plus inscrit au dictionnaire, ou c’est que les Le Guern ont dégénéré et ne méritent plus de la crier. La Vie !

— Pauvre vieux con, murmura Joss en le regardant partir. Pauvre vieux radoteur.

Il reposa son verre sur le comptoir et ajouta en braillant dans sa direction :

— Je t’avais pas sonné, de toute façon ?

— Ça va comme ça maintenant, lui dit le serveur en le prenant par le bras. Soyez raisonnable, parce que vous gênez tout le monde ici.

— J’emmerde le monde ! hurla Joss en s’agrippant au comptoir.

Joss se rappelait avoir été expédié hors du Bar d’Artimon par deux types plus petits que lui et avoir tangué sur la chaussée sur une centaine de mètres. Il s’était réveillé neuf heures plus tard sous un porche d’immeuble, à une bonne dizaine de stations de métro du bar. Vers midi, il s’était traîné jusqu’à sa chambre, s’aidant des deux mains pour soutenir sa tête en fonte, et il s’était rendormi jusqu’au lendemain six heures. En ouvrant douloureusement les yeux, il avait fixé le plafond crasseux de son logement et il avait dit, obstiné :

— Pauvre vieux con.

Cela faisait donc sept années que, après quelques mois de rodage difficiles — trouver le ton, placer sa voix, choisir l’emplacement, concevoir les rubriques, fidéliser la clientèle, fixer les tarifs —, Joss avait embrassé la profession décatie de « crieur ». Àr Bannour. Il avait rôdé avec son urne en divers points dans un rayon de sept cents mètres autour de la gare Montparnasse dont il n’aimait pas s’éloigner, au cas où, disait-il, pour finalement s’établir deux ans plus tôt sur le carrefour Edgar-Quinet-Delambre. Il drainait ainsi les habitués du marché, les résidents, il captait les employés des bureaux mêlés aux assidus discrets de la rue de la Gaîté, et happait au passage une partie du flot déversé par la gare Montparnasse. Des petits groupes compacts se massaient autour de lui pour entendre la criée des nouvelles, moins nombreux sans doute que ceux qui se pressaient autour de l’arrière-arrière-grand-père Le Guern mais il fallait compter que Joss officiait quotidiennement, et trois fois par jour.

Il récoltait en revanche dans son urne une quantité de messages assez considérable, une soixantaine par jour en moyenne — et bien davantage le matin que le soir, la nuit étant propice aux dépôts furtifs —, chacun sous enveloppe cachetée et lestée d’une pièce de cinq francs. Cinq francs pour pouvoir entendre sa pensée, son annonce, sa quête lancée dans le vent de Paris, ce n’était pas si cher payé. Joss avait tenté dans les débuts un tarif minimal mais les gens n’aimaient pas qu’on brade leurs phrases pour une pièce d’un franc. Cela dépréciait leur offrande. Ce tarif arrangeait donc les donneurs comme le receveur et Joss encaissait ses neuf mille francs net par mois, dimanches compris.

Le vieil Ar Bannour avait eu raison : la matière n’avait jamais manqué et Joss avait dû en convenir avec lui, un soir de cuite au Bar d’Artirnon. « Bourrés de trucs à dire, les hommes, je t’avais bien averti », avait dit l’aïeul, assez satisfait de voir que le petit avait repris l’entreprise. « Bourrés comme des vieux matelas remplis de son. Bourrés de trucs à dire et de trucs à ne pas dire. Toi, tu ramasses la mise et tu rends service à l’humanité. T’es le purgeur. Mais gaffe, fiston, c’est pas de tout repos. En raclant le fond, tu pomperas de l’eau claire comme tu pomperas de la merde. Gare à tes couilles, il n’y a pas que du beau dans la tête de l’homme. »

Il voyait juste, l’ancêtre. Dans le fond de l’urne, il y avait du dicible et du pas dicible. « Indicible », avait corrigé le lettré, le vieux qui tenait une sorte d’hôtel à côté de la boutique de Damas. En relevant ses messages, Joss commençait d’ailleurs par former deux tas, le tas dicible et le tas pas dicible. En général le dicible s’écoulait par sa voie naturelle, c’est-à-dire par la bouche des hommes, en ruisselets ordinaires ou en flots hurlants, ce qui permettait à l’homme de ne pas exploser sous la pression des mots entassés. Car, à la différence du matelas de son, l’homme engrangeait chaque jour de nouvelles paroles, ce qui rendait proprement vitale la question de la vidange. De ce dicible, une partie triviale arrivait jusqu’à l’urne aux rubriques Vente, Achat, Recherche, Amour, Propos divers et Annonces techniques, ces dernières étant limitées en nombre par Joss qui les facturait six francs en compensation de l’emmerdement qu’elles lui causaient à la lecture.

Mais ce que le Crieur avait surtout découvert, c’était le volume insoupçonné de l’indicible. Insoupçonné car aucune trouée n’était prévue dans le matelas de son pour le dégagement de cette matière verbale. Soit qu’elle dépasse les bornes licites de la violence, ou de l’audace, soit au contraire qu’elle ne puisse se hisser à un degré d’intérêt qui légitime son existence. Ces paroles outrancières ou indigentes étaient donc acculées à une existence de recluses, enfoncées dans la bourre, vivant dans l’ombre, la honte et le silence. Pourtant, et cela le Crieur l’avait bien compris en sept ans de récolte, ces mots ne mouraient pas pour autant. Ils s’accumulaient, se montaient les uns sur les autres, s’aigrissant à mesure que s’écoulait leur existence de taupe, assistant, rageurs, à l’exaspérant va-et-vient des paroles fluides et autorisées. En inaugurant cette urne fendue d’une fine ouverture de douze centimètres, le Crieur avait créé une brèche par où les prisonniers s’échappaient comme un vol de sauterelles. Il n’était pas un matin sans qu’il ne puise de l’indicible au fond de sa boîte, harangues, injures, désespoirs, calomnies, dénonciations, menaces, folies. Indicible parfois si clair et si désespérément débile qu’on peinait à lire la phrase jusqu’au bout. Parfois si enchevêtré, que le sens en échappait tout à fait. Parfois si visqueux que la feuille vous tombait des mains. Et parfois si haineux, si destructeur que le Crieur l’éliminait.

Car le Crieur triait.

Bien qu’homme de devoir et conscient d’extirper du néant les rebuts les plus persécutés de la pensée humaine, de poursuivre l’œuvre salvatrice accomplie par l’ancêtre, le Crieur se donnait droit d’exclure ce qui ne passait pas ses propres lèvres. Les messages non lus restaient à disposition avec la pièce de cinq car, ainsi que l’avait martelé l’aïeul, chez les Le Guern, on n’est pas des brigands. A chaque criée, Joss étalait ainsi les rebuts du jour sur la caisse qui lui servait d’estrade. Il y en avait toujours. Tout ce qui promettait de pilonner les femmes et tout ce qui balançait aux enfers les blacks, les crouilles, les citrons et les têtes de pédés était envoyé au rebut. Joss devinait d’instinct qu’un rien aurait pu le faire naître femme, black et pédé et que la censure qu’il exerçait n’était pas grandeur d’âme mais simple réflexe de survie.