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Une fois par an, pendant la période creuse du 11 au 16 août, Joss mettait l’urne en cale sèche pour la retaper, la poncer, la repeindre, bleu vif au-dessus de la ligne de flottaison, bleu outremer en dessous, le Vent de Norois II peint en noir sur la face avant, en grandes lettres appliquées, les Horaires sur le flanc bâbord, les Tarifs et Autres conditions y affairentes à tribord. Il avait beaucoup entendu ce mot lors de son arrestation puis de son jugement et l’avait empoché en souvenir. Joss considérait que ce « y affairentes » donnait de la tenue à la criée, même si le lettré de l’hôtel y trouvait à redire. Un type dont il ne savait pas trop quoi penser, cet Hervé Decambrais. Un aristocrate, sans aucun doute, très grand style, mais si fauché qu’il devait sous-louer les quatre chambres de son premier étage et augmenter son petit revenu par la vente de napperons et par la distribution payante de conseils psychologiques à la noix. Lui vivait confiné dans deux pièces au rez-de-chaussée, cerné de piles de livres qui lui mangeaient l’espace. Si Hervé Decambrais avait avalé de la sorte des milliers de mots, Joss n’avait pas crainte qu’il n’étouffe pour autant, car l’aristo parlait beaucoup. Il avalait et régurgitait tout le jour, une véritable pompe, avec des parties compliquées, pas toujours intelligibles. Damas ne captait pas tout non plus, c’était rassurant en un sens, mais Damas n’était pas une lumière.

En déversant le contenu de son urne sur la table, en commençant à séparer le dicible de l’indicible, Joss arrêta sa main sur une enveloppe large et épaisse, d’un blanc cassé. Pour la première fois, il se demanda si le lettré n’était pas l’auteur de ces messages luxueux — vingt francs dans l’enveloppe — qu’il recevait depuis trois semaines, les messages les plus déplaisants qu’il ait eu à lire en sept années. Joss déchira l’enveloppe, l’ancêtre penché derrière son épaule. « Gare à les couilles, Joss, il n’y a pas que du beau dans la tête de l’homme. »

— Ta gueule, dit Joss.

Il déplia le feuillet et lut à voix basse :

— « Et puis, quand les serpents, chauves-souris, blaireaux et tous les animaux qui vivent dans la profondeur des galeries souterraines sortent en masse dans les champs et abandonnent leur habitat naturel ; quand les plantes à fruits et les légumineuses se mettent à pourrir et à se remplir de vers … »

Joss retourna la feuille pour chercher une suite mais le texte s’arrêtait là. Il secoua la tête. Il avait vidangé beaucoup de paroles hagardes mais ce type battait les records.

— Taré, murmura-t-il. Riche et taré.

Il reposa la feuille et décacheta rapidement les autres enveloppes.

3

Hervé Decambrais se présenta sur le pas de sa porte quelques minutes avant le début de la criée de huit heures trente. Il s’adossa au chambranle et attendit la venue du Breton. Ses relations avec le marin pécheur étaient chargées de silence et d’hostilité. Decambrais n’arrivait pas à en déterminer l’origine ni les causes. Il avait tendance à en rejeter la responsabilité sur ce type fruste, taillé dans le granit, possiblement violent, qui était venu déranger l’ordonnance subtile de son existence depuis deux ans, avec sa caisse, son urne saugrenue et ses criées qui déversaient trois fois par jour une tonne de merde indigente sur la place publique. Au début, il n’y avait pas attaché d’importance, convaincu que ce type ne tiendrait pas la semaine. Mais son affaire de criée avait remarquablement fonctionné et le Breton avait arrimé sa clientèle, faisant pour ainsi dire salle comble jour après jour, une véritable nuisance.

Pour rien au monde Decambrais n’aurait manqué d’assister à cette nuisance et pour rien au monde il n’en aurait convenu. Il prenait donc place chaque matin avec un livre en main et écoutait la criée les yeux baissés, tournant les pages, n’avançant pas d’une ligne dans sa lecture. Entre deux rubriques, Joss Le Guern lui lançait parfois un bref regard. Decambrais n’aimait pas ce petit coup d’œil bleu. Il lui semblait que le Crieur voulait s’assurer de sa présence, qu’il se figurait l’avoir ferré à l’usure, comme un vulgaire poisson. Car le Breton n’avait rien fait d’autre qu’appliquer à la ville ses réflexes brutaux de pécheur, ramenant dans ses rets les flots des passants comme autant de bancs de morues, en véritable professionnel de la capture. Passants, poissons, du pareil au même dans sa tête ronde, preuve en était qu’il leur vidait les entrailles pour en faire son commerce. Mais Decarnbrais était pris et il était trop fin connaisseur de l’âme humaine pour l’ignorer. Seul ce livre qu’il tenait en main le différenciait encore des autres auditeurs de la place. Ne serait-ce pas plus digne de poser ce foutu livre et d’affronter trois fois par jour sa condition de poisson ? C’est-à-dire de vaincu, d’homme de lettres emporté par le cri inepte de la rue ?

Joss Le Guern avait un peu de retard ce matin-là, un fait très inhabituel et, du coin de son œil baissé, Decambrais le vit arriver en hâte et accrocher solidement l’urne vide au tronc du platane, cette urne au bleu criard prétentieusement baptisée le Vent de Norois 2. Decambrais se demandait si le marin avait toute sa tête. Il aurait aimé savoir s’il avait baptisé de la sorte tous ses biens, si ses chaises, sa table portaient un nom. Puis il regarda Joss retourner sa lourde estrade avec ses mains de débardeur, la caler sur le trottoir aussi aisément qu’il aurait manipulé un oiseau, grimper dessus d’une enjambée énergique, comme s’il montait à bord, sortir les feuillets de sa vareuse. Une trentaine de personnes attendaient, dociles, parmi lesquelles Lizbeth, fidèle au poste, les mains sur les hanches.

Lizbeth occupait chez lui la chambre n°3 et, en guise de loyer, elle aidait à la bonne marche de sa petite pension clandestine. Aide décisive, lumineuse, irremplaçable. Decambrais vivait dans l’appréhension du jour où un type lui faucherait sa magnifique Lizbeth. Cela arriverait, nécessairement. Grande, grosse et noire, Lizbeth se voyait de loin. Aucun espoir donc de la dissimuler aux yeux du monde. D’autant que Lizbeth n’était pas de tempérament discret, qu’elle parlait fort et distribuait généreusement son avis sur tout. Le plus grave étant que le sourire de Lizbeth, heureusement pas si fréquent, déclenchait une envie irrépressible de se jeter dans ses bras, de se plaquer contre sa grosse poitrine et d’emménager là pour la vie. Elle avait trente-deux ans et, un jour, il la perdrait. Pour l’instant, Lizbeth haranguait le Crieur.

— Tu as du retard à l’allumage, Joss, disait-elle, le corps cambré, la tête levée vers lui.

— Je sais, Lizbeth, disait le Crieur, essoufflé. C’est le marc de café.

Lizbeth, arrachée à douze ans du ghetto noir de Detroit, avait été flanquée au bordel dès son arrivée dans la capitale française où, pendant quatorze années, elle avait appris la langue sur le trottoir de la rue de la Gaîté. Jusqu’à ce que, pour cause de corpulence, elle soit flanquée à la porte de tous les peep-shows du quartier. Elle dormait depuis dix jours sur un banc de la place quand Decambrais s’était décidé à aller la trouver, un soir de pluie froide. Sur les quatre chambres qu’il louait à l’étage de sa vieille maison, il y en avait une de libre. Il la lui avait proposée. Lizbeth avait accepté, s’était déshabillée dès l’entrée et s’était allongée sur le tapis, les mains sous la nuque, les yeux au plafond, attendant que le vieux s’exécute. « C’est un malentendu », avait marmonné Decambrais en lui tendant ses vêtements. « J’ai rien d’autre pour payer », avait répondu Lizbeth en se redressant, jambes croisées. « Ici, avait continué Decambrais, les yeux fixés au tapis, je ne m’en sors plus, avec le ménage, le dîner des pensionnaires, les courses, le service. Donnez-moi un coup de main et je vous laisse la chambre. » Lizbeth avait souri et Decambrais avait manqué se jeter contre sa poitrine. Mais il se trouvait vieux et il estimait que cette femme avait droit au repos. Du repos, Lizbeth en avait pris : depuis six ans qu’elle était là, il ne lui avait connu aucun amour. Lizbeth récupérait, et il priait pour que cela dure encore un peu. La criée avait commencé et les annonces se succédaient. Decambrais réalisa qu’il avait manqué le début, le Breton en était déjà à l’annonce n°5. C’était le système. On retenait le numéro qui vous intéressait et on s’adressait au Crieur « pour détails complémentaires y afférents ». Decambrais se demandait où il avait bien pu attraper cette expression de gendarme.