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— Ville de Cambrai, énonça Joss, 15 septembre 1883. Vapeur français, 1400 tonneaux. Vient de Dunkerque pour Lorient, chargé de rails de chemin de fer. Il touche sur Basse Gouac’h. Explosion de la chaudière, un passager mort. Equipage 21 hommes, sauvés.

Joss Le Guern n’avait pas besoin de faire un signe pour disperser ses fidèles. Chacun savait qu’avec le récit du naufrage prenait fin la criée. Récit si attendu que certains avaient pris l’habitude de parier sur l’issue du drame. Les comptes se réglaient au café d’en face on au bureau, selon qu’on avait parié « tous sauvés », « tous perdus » ou mi-figue mi-raisin. Joss n’aimait pas trop ce monnayage sur tragédie mais il savait aussi que c’est ainsi que la vie repousse sur les épaves et que c’est bien comme ça.

Il sauta à bas de son estrade, croisa le regard de Decambrais qui remballait son livre. Comme si Joss ne savait pas qu’il venait écouter la criée. Vieil hypocrite, vieux raseur, qui ne voulait pas admettre qu’un pauvre pêcheur breton le distrayait de son ennui. S’il savait seulement, Decambrais, ce qu’il avait trouvé dans sa livraison du matin. Hervé Decambrais fabrique lui-même ses napperons de dentelle, Hervé Decambrais est un pédé. Joss, après une légère tentation, avait classé le message au rebut. Ils étaient deux maintenant, trois peut-être avec Lizbeth, à savoir que Decambrais exerçait en cachette la profession de dentellière. En un sens, cette nouvelle lui rendait l’homme moins antipathique. Peut-être parce qu’il avait vu tant d’années son père remailler les filets le soir, des heures durant.

Joss ramassa le rebut, chargea la caisse sur son épaule et Damas l’aida à la remiser dans l’arrière-boutique. Le café était chaud, les deux tasses prêtes, comme chaque matin après la criée.

— J’ai rien compris à la 19, dit Damas en s’asseyant sur un tabouret haut. L’histoire des serpents. Elle n’est même pas finie, la phrase.

Damas était un type jeune, costaud, plutôt beau, le cœur sur la main mais pas très futé. Dans ses yeux, il y avait toujours une sorte de torpeur qui lui vidait le regard. Trop de tendresse ou trop de bêtise, Joss n’arrivait pas à se décider. Le regard de Damas ne se posait jamais sur un point précis, même quand il vous parlait. Il flottait, discret, ouaté, comme une brume, imprenable.

— Un taré, commenta Joss. Cherche pas.

— Je cherche pas, dit Damas.

— Dis voir, t’as entendu ma météo ?

— Ouais.

— T’as entendu que l’été est terminé ? Tu ne crois pas que tu vas prendre froid, à force ?

Damas s’habillait d’un short et d’un gilet de toile passé à même son torse nu.

— Ça va, dit-il en se regardant. Je tiens.

— A quoi ça te sert de montrer tes muscles ? Damas avala son café d’un trait.

— Ici, ce n’est pas un magasin de dentelles, répondit-il. C’est Roll-Rider. Je vends des planches, des boards, des rollers, des surfs et des tout-terrains. C’est de la bonne publicité pour la boutique, ajouta-t-il en posant son pouce sur son torse.

— Pourquoi tu parles de dentelle ? demanda Joss, soudain méfiant.

— Parce que Decambrais, il en vend. Et il est tout vieux, tout maigre.

— Tu sais où il se les procure, ses napperons ?

— Ouais. Chez un grossiste de Rouen. C’est pas un manche, Decambrais. Il m’a fait une consultation gratuite.

— C’est toi qui as été le trouver ?

— Et alors ? « Conseiller en choses de la vie », c’est bien ce qui est écrit sur sa pancarte, non ? Il n’y a pas de honte à discuter des choses, Joss.

— Il y a aussi écrit : « 40 francs la demi-heure. Tout quart d’heure commencé est dû. » C’est cher pour de l’arnaque, Damas. Qu’est-ce qu’il y connaît le vieux, aux choses de la vie ? Il a même jamais navigué.

— C’est pas de l’arnaque, Joss. Tu veux la preuve ? « Ce n’est pas pour ta boutique que tu montres ton corps, Damas, c’est pour toi », il a dit. « Mets un froc et tâche d’avoir confiance, conseil d’ami. Tu seras aussi beau mais t’auras l’air moins con. » Qu’est-ce que tu dis de ça, Joss ?

— Faut admettre que c’est sage, reconnut Joss. Et pourquoi tu ne t’habilles pas ?

— Parce que je fais ce qui me plaît. Seulement, Lizbeth a peur que j’attrape la mort et Marie-Belle aussi. Dans cinq jours, je prends mon élan et je me rhabille.

— Bon, dit Joss. Parce que ça se gâte salement par l’ouest.

— Decambrais ?

— Quoi, Decambrais ?

— Tu ne peux pas le saquer ?

— Nuance, Damas. C’est Decambrais qui ne m’encadre pas.

— C’est dommage, dit Damas en débarrassant les tasses. Parce qu’il paraît qu’une de ses chambres s’est libérée. Ça aurait été bien pour toi. À deux pas de ton travail, au chaud, blanchi et nourri tous les soirs.

— Merde, dit Joss.

— Comme tu dis. Mais tu ne peux pas la prendre, la piaule. Comme tu ne peux pas le saquer.

— Non, dit Joss. Je ne peux pas la prendre.

— C’est bête.

— Très bête.

— Il y a Lizbeth, en plus. Ça ajoute un sacré avantage.

— Un énorme avantage.

— Comme tu dis. Mais tu ne peux pas louer. Comme tu ne peux pas le saquer.

— Nuance, Damas. C’est lui qui ne peut pas m’encadrer.

— Ça revient au même, pour la chambre. Tu ne peux pas.

— Je ne peux pas.

— Ça s’arrange mal, des fois. Tes sûr que tu ne peux pas ? Joss durcit sa mâchoire.

— Sûr, Damas. C’est même plus la peine d’en parler.

Joss quitta la boutique pour aller au café d’en face, Le Viking. Ce n’est pas que les Normands et les Bretons aient jamais fait bon ménage, heurtant leurs vaisseaux dans des mers mitoyennes, mais Joss savait aussi qu’un rien aurait pu le faire naître du côté des terres du Nord. Le patron, Bertin, un grand homme aux cheveux blond-roux, aux pommettes hautes et aux yeux clairs, servait un calva unique au monde, puisque censé vous donner la jeunesse éternelle en vous fouettant correctement l’intérieur au lieu de vous expédier directement dans la tombe. Soi-disant que les pommes venaient de son pré et que là-bas, les taureaux mouraient centenaires et encore fringants. Alors les pommes, imagine.

— Ça ne va pas, ce matin ? s’inquiéta Bertin en lui servant le calva.

— C’est rien. C’est juste que des fois, ça s’arrange mal, dit Joss. Tu dirais que Decambrais., il ne peut pas m’encadrer ?

— Non, dit Bertin, nanti de sa prudence toute normande. Je dirais qu’il te prend pour une brute.

— La différence ?

— Disons que c’est arrangeable, avec du temps.

— Du temps, vous n’avez que ça à la bouche, vous, les Normands, Un mot tous les cinq ans, avec de la chance. Si tout le monde faisait comme vous, elle n’avancerait pas vite, la civilisation.

— Elle avancerait peut-être mieux.

— Du temps ! Mais combien de temps, Bertin ? C’est ça la question.

— Pas grand-chose. Une dizaine d’années.

— Alors c’est foutu.