Выбрать главу

— Oh si. Je peux vous le dessiner, je ne suis pas maladroite.

Adamsberg lui tendit son carnet et Maryse s’appliqua à représenter un grand quatre fermé, en typographie d’imprimerie, au trait plein, à la base pattée comme une croix de Malte, et portant deux barres sur son retour.

— Voilà, dit Maryse.

— Vous l’avez fait à l’envers, dit doucement Adamsberg en reprenant le calepin.

— C’est parce qu’il est à l’envers. Il est à l’envers, large au pied, avec ces deux petites barres au bout. Est-ce que vous le connaissez ? Est-ce que c’est une marque de cambrioleurs, CLT ? Ou quoi ?

— Les cambrioleurs marquent les portes aussi discrètement que possible. Qu’est-ce qui vous effraie ?

— L’histoire d’Ali Baba, je crois. L’assassin qui marquait toutes les portes avec une grande croix.

— Dans cette histoire, il n’en marquait qu’une seule. La femme d’Ali Baba marquait les autres pour l’égarer, si je ne me trompe pas.

— C’est vrai, dit Maryse, rassérénée.

— C’est un tag, dit Adamsberg en la reconduisant à la porte. Des gosses du coin, probablement.

— Je n’ai jamais vu ce 4 dans le quartier, dit Maryse à voix basse. Et je n’ai jamais vu de tags sur les portes des appartements. Parce que les tags, c’est fait pour être vu par tout le monde, non ?

— Il n’y a pas de règle. Lavez votre porte et n’y pensez plus.

Après le départ de Maryse, Adamsberg arracha les feuilles du calepin et les jeta en boule à la corbeille. Puis il reprit sa station debout, adossé au mur, méditant sur les moyens de nettoyer la tête de types comme ce Favre. Pas commode, vice de forme très profond, sujet à peine conscient. Il n’y avait plus qu’à espérer que tout le groupe homicide ne soit pas à l’unisson. D’autant qu’on y comptait quatre femmes.

Comme chaque fois qu’il se prenait à méditer, Adamsberg lâchait rapidement la rampe et touchait à un vide proche de la somnolence. Il en émergea en un léger sursaut après dix minutes, chercha dans ses tiroirs la liste de ses vingt-sept adjoints et s’efforça, Danglard excepté, d’en mémoriser les noms, les récitant à voix basse. Puis, dans la marge, il nota Oreilles, Brutalité, Noël et Nez, Sourcils, Femmes, Favre.

Il ressortit pour aller boire ce café que sa rencontre avec Maryse lui avait fait manquer. On n’avait pas encore livré la machine à café ni le distributeur à bouffe, les hommes se battaient pour trouver trois chaises et du papier, des électriciens installaient des prises pour les batteries d’ordinateurs et les barreaux commençaient tout juste d’être posés aux fenêtres. Pas de barreaux, et donc pas de crime. Les assassins se retiendraient jusqu’à achèvement des travaux. Autant aller rêver dehors et secourir des jeunes femmes à bout de nerfs sur les trottoirs. Aller penser à Camille aussi, qu’il n’avait pas vue depuis plus de deux mois. S’il ne se trompait pas, elle devait rentrer demain, ou après-demain, il ne se souvenait plus de la date.

5

Le mardi matin, Joss manipula avec beaucoup de prudence le marc de café, évitant tout geste brutal. Il avait mal dormi, la faute évidemment à cette chambre à louer qui dansait devant ses yeux, inaccessible.

Il s’assit lourdement à sa table devant son bol, son pain et soit saucisson, examinant avec hostilité les quinze mètres carrés dans lesquels il logeait, les murs fissurés, le matelas posé au sol, les toilettes sur le palier. Bien sûr qu’avec ses neuf mille francs, il aurait pu s’offrir un peu mieux, mais près de la moitié partait chaque mois au Guilvinec, chez sa mère. On ne peut pas se sentir au chaud si on sait que sa mère a froid, c’est comme ça la vie, aussi simple et compliqué que ça. Joss savait que le lettré ne louait pas cher, parce que c’était chez l’habitant, et parce que c’était un dessous-de-table. Et puis, il fallait reconnaitre les choses, Decambrais n’était pas de ces exploiteurs qui vous arrachent la peau des fesses pour quarante mètres cubes dans Paris. Lizbeth logeait même gratuitement en échange des courses, du dîner et de l’entretien de la salle de bains commune. Decambrais se chargeait du reste, passait l’aspirateur et la toile à laver dans les parties collectives, dressait la table pour le petit déjeuner. Fallait reconnaître qu’à soixante-dix ans, le lettré ne ménageait pas sa peine.

Joss mâcha lentement son pain trempé, écoutant d’une oreille la radio en sourdine pour ne pas manquer la météo marine qu’il notait chaque matin. Ça avait tous les avantages, chez le lettré. D’une part, c’était à un jet de pierre de la gare Montparnasse, au cas où. Ensuite il y avait de l’espace, des radiateurs, des lits sur pied, des parquets en chêne et des tapis à franges usés. Les premiers temps de son installation, Lizbeth avait passé plusieurs jours pieds nus sur les tapis chauds, pour le plaisir. Il y avait le dîner, évidemment. Joss ne savait que griller des bars, ouvrir des huîtres et gober des bigorneaux. Si bien que soir après soir, il mangeait des conserves. Enfin, il y avait Lizbeth, dormant dans la chambre voisine. Non, il n’aurait jamais touché à Lizbeth, jamais posé sur elle ses mains rêches de vingt-cinq ans de plus qu’elle. Et fallait reconnaître ça à Decambrais aussi, il l’avait toujours respectée. Lizbeth lui avait raconté une histoire terrible, celle du premier soir où elle s’était allongée sur le tapis. Eh bien l’aristo, il n’avait pas bougé d’un cil. Chapeau bas. C’est ce qu’on appelle du cran. Et là où l’aristo avait du cran, Joss en aurait tout pareil, il n’y a pas de raison. Chez les Le Guern, on est peut-être des brutes, mais on n’est pas des brigands. C’est bien là que le bât blessait. Decambrais le tenait pour une brute et jamais il ne lui céderait la piaule, il était inutile de rêver. Ni de Lizbeth ni du dîner ni des radiateurs.

Il y pensait encore en vidant son urne, une heure plus tard. Il repéra aussitôt la grosse enveloppe ivoire qu’il éventra d’un coup de pouce. Trente francs. Les tarifs augmentaient tout seuls. Il jeta un œil au texte sans prendre la peine de le lire jusqu’au bout. Les bavardages incompréhensibles de ce cinglé commençaient à le lasser. Puis il sépara mécaniquement le dicible de l’indicible. Sur le second tas, il posa le message suivant : Decambrais est un pédé, il fabrique lui-même sa dentelle. La même chose qu’hier, mais dans l’autre sens. Pas très inventif, le gars. On allait rapidement tourner en rond. Au moment où Joss abandonnait l’annonce au rebut, sa main hésita, plus longuement que la veille. Loue-moi la chambre ou je balance toute la sauce à la criée. Du chantage, ni plus ni moins.

À huit heures vingt-huit, Joss était sur sa caisse, fin prêt. Chacun était à son poste, comme autant de danseurs dans une chorégraphie rodée depuis plus de deux mille représentations : Decambrais sur le pas de sa porte, tête baissée vers son livre, Lizbeth dans la petite foule, à main droite, Bertin à main gauche, derrière les rideaux rayés de rouge et blanc du Viking, Damas dans son dos, appuyé à la vitrine de Roll-Rider, non loin de la locataire de Decambrais, chambre 4, presque cachée derrière un arbre, et enfin les têtes familières des aficionados disposés en cercle, chacun retrouvant par une sorte d’atavisme son emplacement de la veille.

Joss avait lancé la criée.

— Un : Cherche recette de cake sans que les fruits confits tombent au fond. Deux : Ça sert à rien de fermer ta porte pour cacher tes saletés. Dieu qu’est là-haut te juge, toi et ta catin. Trois : Hélène, pourquoi n’es-tu pas venue ? Je m’excuse de tout ce que je t’ai fait. Signé Bernard. Quatre : Perdu six boules de pétanque dans le square. Cinq : Vends ZR7 750 1999, 8 500 km, rouge, alarme, saute-vent, parecarters, 3 000 francs.