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La première de ces suggestions a déjà reçu l'assentiment de l'impératrice, puisque les armées russes sont entrées en campagne contre la Prusse2. Après quelques défaites humiliantes, elles sont même passées à l'offensive. Volant de victoire en victoire, voici qu'elles pénètrent toujours plus profondément en territoire ennemi, au grand désespoir de Frédéric II qui se croyait invincible. Quant au second conseil de Breteuil, relatif celui-là à la disgrâce du grand-duc Pierre, il rejoint les intentions profondes de la tsarine. D'instinct, elle hait cet hurluberlu, issu de la maison de Holstein, qui méprise ostensiblement le peuple sur lequel il serait, en principe, appelé à régner, se moque des traditions nationales et singe la passion des Prussiens pour la discipline militaire. S'il est le petit-fils de Pierre le Grand par sa mère, il est le fils de Frédéric II par son goût immodéré de l'uniforme et de la caserne. Rebutée par les extravagances de son neveu qui devient de plus en plus allemand avec les années, Sa Majesté songe sérieusement à l'éloigner pour l'empêcher de nuire. Leurs rapports sont si tendus que Catherine peut écrire dans ses Mémoires : « Elle [Elisabeth] le connaissait si bien qu'elle ne pouvait se trouver avec lui un quart d'heure sans ressentir du dégoût, de la colère ou du chagrin. Lorsqu'elle parlait de lui dans l'intimité, elle fondait chaque fois en larmes. » Tout en redoutant les accès de rage aveugle de ce prince mal aimé, la tsarine envisage diverses solutions pour se débarrasser de lui sans éclat. Pourquoi ne l'enverrait-on pas en mission de longue durée dans quelque coin reculé d'Allemagne, puisqu'il préfère ce pays à la Russie ? De temps à autre, craignant que Pierre, averti des mauvaises dispositions de sa tante, ne prépare un attentat contre elle, la tsarine fait changer les serrures de ses appartements. De son côté, Catherine espère que Sa Majesté, dont la santé, ruinée par la débauche, décline à vue d'œil, vivra assez longtemps pour déshériter son neveu Pierre au profit de son petit-neveu Paul, avec sa jeune mère comme régente. Mais Pierre aussi a son plan, savamment agencé. Il n'attend que la mort de l'impératrice pour imposer sa loi au pays. Dès l'annonce de ce décès, il accusera Catherine d'adultère, la répudiera officiellement, déclarera Paul comme bâtard, fera emprisonner la mère et le fils à vie dans la forteresse de Schlusselbourg, et, une fois installé sur le trône, épousera sa maîtresse, la comtesse Elisabeth Vorontzov. Il aurait déjà, dit-on, préparé un manifeste réglant toutes les modalités de la prise de pouvoir.

Bien qu'on évite de parler de ces tortueuses intrigues dans la chambre d'enfant, Paul en perçoit les rumeurs et elles alimentent ses cauchemars. Sans rien savoir au juste du drame qui se prépare, il devine qu'autour de lui tout le monde se jalouse et se déteste. Au milieu de ce va-et-vient de personnages importants il regrette ses vieilles nounous d'autrefois, bêtes à manger du foin, mais dont les bavardages, du moins, ne tiraient pas à conséquence. Pour ménager sa sensibilité, les membres de son entourage ont reçu l'ordre de lui cacher la maladie de Sa Majesté. Il attend donc avec impatience le jour de Noël, qui donnera lieu, sans doute, comme chaque année, à des réjouissances et à une distribution de cadeaux. Mais, le 25 décembre 1761, le palais est étrangement silencieux. Les grandes personnes ne se sont-elles pas trompées de date ?

Soudain, vers le milieu de l'après-midi, le bruit d'un branle-bas funèbre traverse les murs. Nikita Panine se présente, blême, devant son pupille et lui annonce que Sa Majesté est sur le point de rendre son âme à Dieu. Paul, qui vient à peine d'avoir sept ans, ne comprend pas ce que signifie cette disparition dont chacun, autour de lui, a l'air consterné. Il se laisse conduire, tel un somnambule, à travers les salles pleines de courtisans muets, jusqu'aux appartements de l'impératrice. Dans le vestibule, se pressent des ministres, des ambassadeurs, des dignitaires aux visages graves. Là-bas, derrière les doubles vantaux qui défendent l'entrée de la chambre à coucher, se déroule un mystère qui échappe aux investigations humaines : le passage de la vie à la mort d'un être qui, hier encore, avait justement pouvoir de vie et de mort sur tous les autres. Pénétré d'une terreur sacrée, Paul voit sa mère, les yeux baissés, qui prie ou fait semblant, et son père, dont le regard insolent et haineux est rivé à la porte comme pour lui intimer l'ordre de s'ouvrir à deux battants sur la formidable nouvelle qu'il attend depuis des années. Enfin, voici le prêtre qui a assisté aux derniers instants de Sa Majesté et, derrière lui, le grand chambellan. Dans un silence à peine troublé par les sanglots de quelques femmes, le comte Vorontzov annonce que Sa Majesté est pieusement décédée. Après quoi, s'étant incliné devant le grand-duc Pierre, il proclame, d'une voix affermie, l'avènement de l'empereur Pierre III.

A ces mots, le visage de Pierre exprime une méchanceté radieuse. Il ricane en promenant autour de lui un regard de défi. Instantanément, le deuil des courtisans se transforme en liesse. Oubliant leur chagrin de commande, ils se bousculent, se prosternent, baisent les mains de leur nouveau maître. Au même moment, cent un coups de canon ébranlent les murs de Saint-Pétersbourg. Les cloches de toutes les églises sonnent ensemble à en crever la voûte céleste. Abasourdi par ce brusque retournement d'attitude chez les dignitaires du régime, l'enfant cherche des yeux sa mère. Elle disparaît dans la cohue, comme si elle tenait à se faire oublier. Paul ne comprend toujours pas ce qui se passe au palais. Pourquoi son père a-t-il l'air si content alors que sa mère est visiblement si inquiète ? Tout ce qu'il retient de cette folle journée, c'est que, depuis quelques minutes, il n'est plus le fils du grand-duc Pierre, mais le fils du tsar Pierre III. Cette promotion lui donnera certainement encore plus de droits sur son entourage. On ne peut rien interdire à un tsarévitch. Mais le laissera-t-on encore jouer aux soldats de bois et de plomb de sa collection ? Pour l'instant, c'est son principal souci. Il espère aussi que le sage Nikita Panine continuera de l'instruire et de le conseiller. A eux deux, ils seront de taille, pense-t-il, à vaincre les ennemis réels ou imaginaires qui guettent un héritier de la couronne.

Quelques jours plus tard, une rude épreuve est imposée au tsarévitch par le protocole. De par son rang, il est tenu d'assister, le vendredi 25 janvier 1762, aux obsèques de l'impératrice. Un long cortège accompagne le char funèbre sur son trajet du palais d'Hiver à la cathédrale Pierre-et-Paul. Le jeune garçon suit la procession en voiture. A plusieurs reprises, il aperçoit, en se penchant, son père qui s'agite et gesticule derrière le cercueil. De temps à autre, le nouveau tsar Pierre III s'amuse à quitter sa place en courant. Les chambellans, qui portent la traîne de sa cape noire, se cramponnent à l'étoffe, mais celle-ci, gonflée par le vent, leur échappe des mains, ce qui provoque chez eux des écarts et des contorsions comiques. Au bout d'une trentaine de pas, l'empereur s'arrête, se laisse rejoindre par sa suite et se remet en marche à lentes enjambées, tandis que l'orchestre joue imperturbablement une musique lugubre. Peu après, il se lance dans une nouvelle échappée qui détruit l'ordonnance de la cérémonie. Personne ne s'avise de le rappeler à la raison. Comme les grimaces et les ricanements de son père se répètent à l'église, pendant l'office, Paul cède, malgré lui, à cette fascination du sacrilège, comparable à l'attirance de l'abîme chez les gens sujets au vertige. Le besoin de heurter les âmes sensibles devient pour lui une délicieuse tentation. Sans participer à l'ivresse insultante du tsar, il est gagné par un malaise à l'idée que tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend ce jour-là, les ors de la nef et des chasubles, les paroles du prêtre, les chants du chœur, et jusqu'aux génuflexions des fidèles, n'est que l'expression d'un énorme mensonge. Il en résulte pour lui le sentiment que le destin des grands n'est pas d'obéir à des principes établis par leurs ancêtres, mais d'agir, chaque fois et partout, selon leur bon plaisir. Il songe aussi que, tout compte fait, il ressemble à son père, avec ses foucades, ses méchancetés, ses remords et ses inventions cocasses. Peut-être est-il réellement son fils ? En attendant d'en être sûr, il se contente d'exprimer son émotion en pleurant. Mais sur qui s'attendrit-il ? Sur la tsarine défunte, qu'il a bien mal connue, sur sa mère qui, elle, n'éprouve probablement aucun chagrin, sur son père qui jubile parce qu'il vient de voir son rêve exaucé, ou sur lui-même qui ne sait plus à quoi se raccrocher dans le torrent qui l'emporte ?