Parlons de la fortune; j'en fais peu de cas. La mienne m'a suffi jusqu'à présent. Me suffira-t-elle marié? je ne souffrirai pour rien au monde que ma femme connût des privations, qu'elle ne fût pas là où elle est appelée à briller, à s'amuser. Elle a le droit de l'exiger. Pour la satisfaire je suis prêt à lui sacrifier tous les goûts, toutes les passions de ma vie, une existance toute libre et toute aventureuse. Toutefois ne murmurera-t-elle pas si sa position dans le monde ne sera pas aussi brillante qu'elle le mérite et que je l'aurais désiré?
Telles sont, en partie, mes anxiétés. Je tremble que vous ne les trouviez trop raisonnables. Il y en a une que je ne puis me résoudre à confier au papier. —
Daignez agréer, Madame, l'hommage de mon entier dévouement et de ma haute considération.
A. Pouchkine. Samedi. [328]
462. H. О. и С. Л. Пушкиным. 6-11 апреля 1830 г. Москва. (Черновое)Mes très chers parents, je m'adresse à vous dans un moment qui va fixer mon sort pour le reste de ma vie.
[Je veux me marier à une jeune personne que j'aime depuis un an] — M-lle Natalie Gontchar[of]. [J'ai son consentement, celui de sa mère]. Je vous demande votre bénédiction non comme une vaine formalité, mais dans l'intime persuasion que cette bénédiction est nécessaire à mon bien-être — et puisse la dernière moitié de mon existence être pour vous plus consolante que ne le fut ma triste jeunesse.
[La fortune de M-de G.[ontcharof] étant très dérangée] et dépendant en partie de celle de son beau-père, cet article est le seul obstacle qui s'oppose à mon bonheur. Je n'ai pas la force de songer à y renoncer. Il m'est bien plus aisé d'espérer que vous viendrez à mon secours. Je vous en conjure, écrivez-moi ce que vous pouvez faire pour [329] [330]
463. A. X. Бенкендорфу. 16 апреля 1830 г. Москва.Mon Général,
Je suis tout embarrassé de m'adresser à l'Autorité dans une circonstance purement personnelle, mais ma position et l'intérêt que vous avez bien voulu me témoigner jusqu'à présent m'en font une obligation.
Je dois me marier à M-lle Gontcharof que vous avez dû voir à Moscou, j'ai son consentement et celui de sa mère; deux objections m'ont été faites: ma fortune et ma position à l'égard du gouvernement. Quant à la fortune, j'ai pu répondre qu'elle était suffisante, grâce à Sa Majesté qui m'a donné les moyens de vivre honorablement de mon travail. Quant à ma position, je n'ai pu cacher qu'elle était fausse et douteuse. Exclu du service en 1824, cette flétrissure me reste. Sorti du Lycée en 1817 avec le rang de la 10me classe, je n'ai jamais reçu les deux rangs qui me revenaient de droit, mes chefs négligeant de me présenter et moi ne me souciant pas de le leur rappeler. Il me serait maintenant pénible de rentrer au service, malgré toute ma bonne volonté. Une place toute subalterne, telle que mon rang me permet de l'occuper, ne peut me convenir. Elle me distrairait de mes occupations littéraires qui me font vivre et ne ferait que me donner des tracasseries sans but et sans utilité. Je n'y dois donc plus songer. M-de Gontcharof est effrayée de donner sa fille à un homme qui aurait le malheur d'être mal vu de l'Empereur… Mon bonheur dépend d'un mot de bienveillance de Celui pour lequel mon dévouement et ma reconnaissance sont déjà purs et sans bornes.
Encore une grâce: En 1826 j'apportai à Moscou ma tragédie de Годунов, écrite pendant mon exil. Elle ne vous fut envoyée, telle que vous l'avez vue, que pour me disculper. L'Empereur ayant daigné la lire m'a fait quelques critiques sur des passages trop libres et je dois l'avouer, Sa Majesté n'avait que trop raison. Deux ou trois passages ont aussi attiré son attention, parce qu'ils semblaient présenter des allusions aux circonstances alors récentes, en les relisant actuellement je doute qu'on puisse leur trouver ce sens-là. Tous les troubles se ressemblent. L'Auteur dramatique ne peut répondre des paroles qu'il met dans la bouche des personnages historiques. Il doit les faire parler selon leur caractere connu. Il ne faut donc faire attention qu'à l'esprit dans lequel est conçu l'ouvrage entier, à l'impression qu'il doit produire. Ma tragédie est une œuvre de bonne foi et je ne puis en conscience supprimer ce qui me paraît essentiel. Je supplie Sa Majesté de me pardonner la liberté que je prends de la contredire; je sais bien que cette opposition de poète peut prêter à rire, mais jusqu'à présent j'ai toujours constamment refusé toutes les propositions des libraires; j'étais heureux de pouvoir faire en silence ce sacrifice à la volonté de Sa Majesté. Les circonstances actuelles me pressent, et je viens supplier sa Majesté de me délier les mains et de me permettre d'imprimer ma tragédie comme je l'entends.
Encore une fois je suis tout honteux de vous avoir entretenu si longuement de moi. Mais votre indulgence m'a gâté et j'ai beau n'avoir rien fait pour mériter les bienfaits de l'Empereur, j'espère et je crois toujours en lui.
Je suis avec la considération la plus haute de Votre Excellence le très humble et obéissant serviteur Alexandre Pouchkine.
16 avril 1830 Moscou.
Je vous supplie, Mon Général, de me garder le secret.[331]
464. С. Л. и H. О. Пушкины — Пушкину. 16 апреля 1830 г. Петербург.[С. Л. Пушкин:]
16 avril 1830.
Béni soit mille et mille fois le jour d'hier, mon cher Alexandre, pour la lettre que nous avons reçue de toi. Elle m'a pénétré de joie et de reconnaissance. Oui, mon ami. C'est le mot. — Depuis longtemps j'avais oublié la douceur des larmes que j'ai versées en la lisant. Que le Ciel répande sur toi toutes ses bénédictions, et sur l'aimable compagne qui va faire ton bonheur. — J'aurais désiré lui écrire, mais je n'ose encore le faire, crainte de n'en avoir pas le droit. J'attends Léon avec plus d'impatience que jamais, pour lui parler de toi ou plutôt pour qu'il m'en parle. — Olinka s'est trouvée chez nous au moment que ta lettre nous a été remise. Tu peux juger de l'effet que cela a fait sur elle…
Venons à ce que tu me dis, mon bon ami, au sujet de ce que je puis te donner. Tu connais l'état de nos affaires. — J'ai mille paysans, il est vrai, mais les deux tiers de mes terres sont engagés à la Maison des Enfants-trouvés. — Je donne à Olinka environ 4000 r. par an. Il me reste de la terre qui m'est échue en partage après feu mon frère 200 paysans entièrement libres, je t'en donne en attendant la jouissance pleine et entière. Ils peuvent donner 4000 r. de revenu annuel et peut-être avec le temps t'en donneront-ils davantage.
Mon bon ami! J'attends ta réponse avec la même impatience que tu pourrais éprouver en attendant l'assurance de ton bonheur de la bouche de M-lle Гончаров elle-même, car si je suis heureux c'est de votre bonheur, fier de vos succès, calme et tranquille quand je vous crois tels. Adieu! Puisse le Ciel te combler de ses bénédictions, mes prières journalières ont été et seront toujours pour implorer de lui votre bien-être. Je t'embrasse bien tendrement et te prie, si tu le juges à propos, de me recommander a M-lle Гончаров comme un ami bien et bien tendre.
A jamais ton père et ton ami Serge Pouchkine.
[H. О. Пушкина:]
Ta lettre, mon cher Alexandre, m'a comblée de joie, que le Ciel te bénisse, mon bon Ami, puissent les prières que je lui adresse pour ton bonheur être exhaussées, mon coeur est trop plein, je ne puis exprimer tout ce que je sens, je voudrais te serrer dans mes bras, te bénir et t'assurer de vive voixcombien ton bien-être tient à mon existence. Sois persuadé que si tout se termine au gré de tes désirs Mademoiselle Gontcharoff me sera aussi chère que vous tous mes enfants. J'attends Léon avec impatience pour lui parler de toi. Nous serions venus tout de suite à Moscou si cela dépendait entièrement de nous. Je t'embrasse bien tendrement.[332]
465. В. Ф. Вяземской. 15–18 апреля (?) 1830 г. Москва.