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CARYL FÉREY

Petit éloge de l’excès

Né à Caen en 1967, Caryl Ferey a passé son enfance en Bretagne avant de commencer à voyager. Il a vécu quelques temps en Océanie, décor de ses romans Haka et Utu. Il publie son premier roman en 1994, suivi quatre ans plus tard de Haka grâce auquel il fait une entrée remarquée sur la scène du thriller en recevant le Prix de l’Aube noir, 1998 : Jack Fitzgerald s’est engagé dans la police néo-zélandaise dans l’espoir de retrouver sa femme et sa fille mystérieusement disparues : vingt-cinq ans plus tard, le cadavre d’une jeune fille fait ressurgir tous ses vieux démons. En 2004, paraît Utu dans lequel Paul Osborne, spécialiste de la question maorie et ancien bras droit de Fitzgerald apprend son « suicide ». Incrédule, il reprend l’enquête et affronte ses propres démons. Ce roman dense et violent a reçu plusieurs prix dont celui du Polar SNCF 2006 et a imposé Caryl Ferey comme l’un des meilleurs espoirs du thriller français. Dans Plutôt crever, paru en 2002, c’est Mc Cash, un flic borgne sans prénom, qui suit la trace de l’assassin d’un député. Paraît ensuite, La jambe gauche de Joe Strummer, roman au cours duquel Mc Cash découvre qu’il est père… En 2007, dans Zulu, c’est le chef de la police de Cape Town qui mène l’enquête dans une Afrique du Sud étouffante, ravagée par la drogue et le Sida.

Caryl Ferey écrit également des livres pour la jeunesse, des textes pour le théâtre et la radio. Grand voyageur, il est toujours en quête d’histoires à raconter.

À ma mère

excessive en soie.

Je croirai en Dieu le jour où je le verrai danser.

F. NIETZSCHE

O.K. ?!

— On peut dire ce qu’on veut du génie humain, à force de gratifier les mâles dominants, les forts en fer, les mangeurs d’os, de laisser les vainqueurs écrire l’histoire et les marchands s’emparer du vivant avec une marge de quinze pour cent pour les actionnaires, le résultat n’est pas bien marrant. L’idée très humaine de conquête procède pourtant d’un désir d’unifier les corps et les esprits, préfigurant la mondialisation des échanges et l’abolition des frontières, saine initiative en soi, sauf que l’Homme, partout, n’a jamais pu encadrer son voisin : invasions, pillages, viols, assujettissements divers et contre tous, guerres à la pelle, religions au marteau, impérialismes sauce barbecue, les moins nases de nos soi-disant vedettes ont tenté d’administrer les territoires conquis, les pires appliqué la politique d’Attila ou de Gengis Khan, le plasticien mongol dont l’art de l’empilage de têtes semblait constituer la Très Grande Bibliothèque. Des siècles de progrès et, alors que nous nous sommes péniblement arrachés à la station quatre pattes, aux grognements, à la superstition (du moins pour les athées), à la mainmise des mâles sur les femelles (on peut toujours rêver), alors que nous avons ce truc totalement fantasmagorique dans les mains, à savoir l’humanité (je rappelle aux rabat-joie et aux sourdingues que l’humain est l’animal qui joue le mieux de la musique), alors que nous devrions jouir des multiples possibilités d’existence qui s’offrent à nous, Occidentaux de type caucasien de préférence masculins et pleins aux as, plus le temps passe et plus nous avons l’impression d’approcher de la fin. La fin de l’humanité et, c’est le bouquet, le sentiment assez désagréable qu’on pourrait bien y assister… Pas folichon, hein. Mourir, passe encore, mais un par un, et les vieux avant les jeunes. C’est Cendrars qui racontait ça, quand il fallait sortir des tranchées et servir de tir aux pigeons aux lignes ennemies : ce n’est pas tant la mort qu’on craint que la souffrance. Les poilus pour ça étaient unanimes : ils voulaient bien une blessure propre, une balle dans le cœur, la tête arrachée par un obus, mais pas un bout de fer dans le ventre, pas d’agonie des heures durant dans la boue et les tripes qui se vident sous nos yeux, hurlant de terreur. Les rapports des spécialistes sont tous alarmants ; il suffit de songer aux cinq principaux critères définissant la survie ou l’effondrement d’une société, à savoir les dégradations infligées à son propre environnement, les changements climatiques, les conflits avec d’autres sociétés, les relations commerciales amicales et les attitudes culturelles, pour comprendre que nous en sommes à l’alerte rouge. Pour peu qu’on relève la tête de son porte-stock-options, on aurait comme l’impression d’être dans la peau de celui qui attend un bombardement, voire à la veille d’une catastrophe… Les bombardés aussi sont unanimes : le plus insupportable, c’est l’attente. Pas la joie on vous dit. Aussi l’éconocratie totalisante et phobocratique que nous subissons aujourd’hui mérite que nous tordions le cou au réel : les petits malins qui ont monté l’affaire partant du principe antispinoziste que l’Homme est un animal qui agit selon son propre et unique intérêt, je ne vois pas, moi, nous, l’intérêt de respecter les règles en cours. C’est d’ailleurs précisément ce qui constitue l’excès. Je n’invente rien, c’est dans le dictionnaire étymologique : le mot est d’abord employé pour désigner un acte qui dépasse la mesure, un dérèglement. Je vous passe les détails mais, à la fin, l’emploi du mot au sens de « très grand », et de son adverbe au sens de « très » ou « tout à fait », et cela sans idée d’excès, est fréquent. L’excès non seulement résiste aux règles imposées par les pauvres types susnommés, mais permet aussi de nous multiplier, de nous essayer à toutes les sauces, tous les possibles, de grandir en somme. Tant pis si on est excessivement mauvais. Il n’y a à perdre que des illusions, des résidences secondaires, des voitures, des slips de bain. Puisque la fin violente du capitalisme actuel semble inéluctable, opposons-lui l’excès et, par mesure d’hygiène morale, nions la règle mortifère imposée par ces fameux pauvres types. Il en va de notre salut : beaucoup mieux, de notre sens sur la bonne Terre. Combien de gens, même des femmes pétillantes et superbes, se demandent ce qu’ils foutent ici, sous les bombes ? En attendant le déluge, on notera que tout est bien organisé, l’ennui sponsorisé, l’isolement étudié par de grandes marques de machines à décerveler et les rouages gérés par des spécialistes — c’est quand même fou le nombre de personnes qui, en donnant leur intelligence à ces pauvres types, travaillent à se détruire, à nous détruire, des personnes parfois très humaines : ça ferait plutôt froid dans le dos… Non, le monde à leur mesure fait précisément dans la demi-mesure, la petite bière, le croupi aspirant fétide. Leur histoire de s’enrichir sur le dos de l’autre ne vaut pas un clou. De la pensée de racaille. Modèle en toc. Garantie tournant du millénaire. Il n’y a bien que les ignorants, les assureurs, les marchands de canons, les journalistes sportifs qui s’étonnent des comportements en corollaire — casseurs, hooligans, racketteurs, bas du front national ou non. On s’enrichit sur le dos qu’on peut. Quelle élégance ! Tant de panache à ne pas vivre ferait presque ricaner : le problème, c’est qu’à flatter l’infantile reptilien, le génie humain a comme qui dirait des mouches dans les yeux. Dès lors asphyxiés par les conditions technico-spectaculaires de la dictature économique actuelle, deux solutions : ou nous bricoler OGM, mais c’est un autre débat — de toute façon il y a de fort mauvaises chances pour que ce soit les mêmes pauvres types qui décident de la sélection, la solution finale… — ou verser dans l’excès inverse. Pas dans l’excès pompette, avec la tête de la mamie qui tourne comme sous un coup de poppers : non, je rappelle aux indécis qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort, qu’on penche aujourd’hui vers la seconde et ce n’est pas vos Sicav qui vont vous sortir de là. Pour sortir du sillon, il va plutôt falloir déconner, comme disait Deleuze, faire dans l’excès Artaud Corps sans Organes, le dionysiaque jambes en l’air, de préférence tous les jours et coûte que coûte : il va en falloir de la joie au laser pour fendre leurs cœurs de pierre, des fleurs brûlantes pour crever leurs bulles spéculatives. « Il n’y a de l’excès que dans l’excès » et rien à espérer des gourous qui nous servent la bouillie dans la bouche. Je le répète, même des gens bien s’acharnent à tout détruire, à détruire jusqu’à leurs propres enfants : c’est le miroir aux corbeaux qui se croient alouettes, la grande escroquerie du millénaire pour un retour direct à l’âge de pierre, et sans peau de bête. Leur nihilisme n’a même pas l’excuse d’une quelconque quête : « enrichissez-vous », tu parles d’un Graal Ali Baba, l’amour à la portée du caniche. Le génie humain est tombé bien bas vous dis-je, pataugeant cathodique sous des yeux cernés de mouches : pas folichon, non. Reste à se secouer la tête et la carcasse. Ce n’est pas parce qu’on nous sert du gras en boîte qu’on est obligé de s’en mettre jusque-là. Le drame postmoderne tient du gavage d’oies en cols blancs, et de l’éternel bas-humain consistant à se venger de ses malheurs sur plus vulnérables que soi, alors que l’excès serait justement de dionyser toute cette bouffance. Plus on est de fous plus on s’amuse, dirait le Surhomme, aphorisme applicable pour peu qu’une volonté commune s’exerce au sommet, et aujourd’hui totalement démenti par les pauvres types aux commandes du bolide. Consommateurs passifs réduits au statut de jeune fille rêvassant de vivre son quart d’heure médiatique, adhésion silencieuse aux valeurs à deux balles, l’attitude des (a)gen(t)s économiques est un suicide collectif qui, non seulement ne dit pas son nom, mais donne celui d’un autre. La faute aux Arabes, demain aux Chinetoques. Aux coupables répondent des irresponsables, et la lame de la petite herbe n’a qu’à bien se tenir. Raison de plus pour cueillir des fleurs en fer et leur coller dans les yeux, histoire de chasser les mouches et de retrouver un peu de lucidité. La passivité des populations captiv (é) es n’est pas sans rappeler l’Allemagne des années trente, Vichy… Joli bouquet qu’on nous satellise là ! Avant d’être sacrifié sur l’autel du gros Capital (car j’ai beau ne pas croire une seconde au Grand Soir de mes aînés, tout ça n’est qu’une question de pognon), il nous reste notre libre arbitre. Libre à nous de ne pas acheter leurs saloperies, de ne pas lire, écouter, regarder leurs saloperies, de ne pas travailler pour leurs entreprises à l’idéologie fascisante, libre à nous d’aimer qui en a envie comme on a envie — en vie — et de ne tenir aucun compte de leurs désastres, des atavismes familiaux, leur business plan, pour une résilience à tous les étages. Ne pas vivre reclus en prédisant l’apocalypse dans un hédonisme de pacotille mais faire tonner le volcan qui grogne en nous, entourés de notre vraie famille, celle du cœur et non du sang… En un mot, si on ne veut pas crever avec des saucisses Herta plein la gueule, il va falloir être sacrément rock n’roll : O.K. ?… OKAY ?!