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— Qu’est-ce qu’il fout là ? j’ai demandé, furieux.

— Calme-toi. J’ai proposé à Francis de rejoindre la bande. On aura besoin de lui pour protéger l’impasse.

Francis, vautré sur la banquette, décontracté, comme chez lui, fumait une cigarette par son côté incandescent. Armand et les jumeaux ne réagissaient pas. Alors j’ai claqué la portière de toutes mes forces. Je me sentais trahi. Je sortais du terrain vague, quand Gino m’a rattrapé.

— Reviens, Gaby ! Ne t’en va pas !

— Qu’est-ce qui te prend ? j’ai crié en le poussant en arrière. C’est notre pire ennemi et tu veux l’intégrer au groupe ?

— Je le connaissais mal. Je me suis trompé sur son compte. Il n’est pas celui que tu crois.

— Et ce qu’il a fait dans la rivière ? T’as oublié ? Il a voulu nous tuer, ce taré !

— Il regrette, il est venu frapper à mon portail quelques jours après, pour s’excuser…

— Et toi, tu le crois ? Tu ne vois pas que c’est encore une de ses tactiques. Comme il a fait à mon anniversaire.

— Non, non Gaby, tu te trompes. Il est réglo. J’ai beaucoup discuté avec lui. C’est pas un mauvais bougre, seulement, tu vois, il n’a pas eu beaucoup de chance dans la vie. Lui aussi, il a perdu sa mère. Enfin… Toi tu ne peux pas comprendre, t’as la tienne. Mais perdre sa mère, ça peut te rendre différent par moments, dur et tout…

Gino a baissé la tête, il s’est mis à creuser la terre avec le bout de sa chaussure.

— Gino… Je voulais te dire… Je suis désolé, pour ta mère. Mais pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?

— Je ne sais pas. Et puis tu sais, ma mère n’est pas vraiment morte. C’est difficile à expliquer. Je lui parle, je lui écris des lettres, je l’entends, même, des fois. Tu comprends ? Ma mère elle est là… quelque part…

J’avais envie de l’étreindre, de lui dire des mots réconfortants, mais je ne savais pas comment m’y prendre, je ne savais pas quoi dire. Je n’ai jamais su. Je me sentais si proche de lui, je ne voulais pas perdre Gino. Mon frère, mon ami, mon double positif. Il était celui que j’aurais voulu être. Il avait la force et le courage qui me manquaient.

— Gino, je suis toujours ton meilleur ami ?

Il m’a regardé dans les yeux, puis s’est dirigé vers un buisson d’acacias, derrière moi. Il a brisé une épine, l’a sucée pour enlever la poussière avant de se piquer le bout du doigt. Un peu de sang est apparu, comme quand on fait l’examen de la goutte épaisse pour le paludisme. Il a pris un de mes doigts et a enfoncé la même épine jusqu’à ce que je saigne. Ensuite il a collé nos doigts ensemble.

— C’est ma réponse à ta question, Gaby. Tu es mon frère de sang, maintenant. Je t’aime plus que n’importe qui.

Il avait la voix qui tremblait légèrement. J’ai commencé à sentir des picotements dans ma gorge. On évitait de se regarder, on aurait pu pleurer. On est retournés au Combi main dans la main.

Francis était en grande discussion avec les jumeaux et Armand. Ils l’écoutaient avec la même attention qu’ils avaient tout à l’heure devant le film de kung-fu. Il racontait les histoires presque mieux que les jumeaux, en ponctuant ses phrases de mots inventés, mélangeant swahili, français, anglais et kirundi.

Quand la chaleur dehors est retombée, on lui a proposé de venir se rafraîchir avec nous dans la rivière.

— Si vous voulez vous baigner, j’ai bien mieux que la Muha, a dit Francis. Suivez-moi !

Sur la grande route, il a hélé un taxi bleu et blanc. Le chauffeur a commencé par faire des histoires car il ne voulait pas embarquer un tas de gamins, mais Francis lui mis un billet de mille balles sous le nez et le type a démarré aussitôt. On en revenait pas, un vrai tour de magie ! D’un coup, on était excités de sortir de l’impasse tous ensemble. Les jumeaux répétaient :

— On va où ? On va où ? On va où ?

— C’est une surprise, répondait Francis, mystérieux.

Un souffle d’air chaud s’engouffrait dans la voiture. Armand avait son bras en dehors du taxi, il faisait l’avion avec sa main dans le vent. La ville était animée, les abords du marché bruyants, la gare routière enchevêtrée de vélos et de minibus. On n’aurait pas cru que le pays était en guerre. De lourds manguiers pavoisaient la chaussée Prince Louis Rwagasore. Gino a appuyé sur le klaxon du taxi quand on a croisé les gosses d’un autre quartier occupés à décrocher des mangues avec leurs grandes perches. Le taxi est monté sur les hauteurs de la ville. L’air devenait frais. On a dépassé le mausolée du Prince, sa grande croix et ses trois arches pointues aux couleurs du drapeau national. Dessus, on lisait en lettres capitales la devise du pays : « Unité Travail Progrès ». On était déjà assez haut pour voir l’horizon. Bujumbura avait la forme d’un transat au bord de l’eau. Comme une station balnéaire étalée de tout son long entre la crête des montagnes et le lac Tanganyika. Nous nous sommes arrêtés devant le collège du Saint-Esprit, grand paquebot blanc surplombant la ville. Nous n’étions jamais montés si haut dans Bujumbura. Francis a redonné mille balles au taximan en lui disant de patienter là.

Quand nous sommes entrés dans l’enceinte du collège, il s’est mis à pleuvoir de grosses gouttes d’eau chaude qui faisaient des petits cratères dans la poussière et nous éclaboussaient les mollets. Une odeur de terre mouillée s’est élevée du sol. À cause de la pluie, les étudiants couraient se réfugier dans les classes et les dortoirs. Très vite, nous nous sommes retrouvés seuls dans cette grande cour vide. On a continué de suivre Francis le long des allées. Je marchais la bouche ouverte et des gouttes de pluie tombaient sur ma langue, rafraîchissaient mon palais. Derrière un muret, on a découvert la piscine. Irréelle. Un vrai bassin olympique, avec son grand plongeoir en béton. Aussitôt, Francis s’est déshabillé entièrement et s’est précipité dans le bassin. Gino lui a emboîté le pas. Puis nous nous sommes tous mis nus, même Armand le pudique, et nous avons plongé en boule, les genoux remontés contre nos poitrines. La pluie tombait en rafales furieuses sur la surface de l’eau, traversée par instants d’un rayon de soleil. On était heureux comme au premier jour d’un coup de foudre. Dans un délire de rires, on s’épuisait à faire des longueurs et des courses stupides, à se tirer les jambes par en dessous, à se noyer pour jouer. Francis se mettait sur le bord du bassin et accomplissait des saltos arrière. Les copains étaient subjugués, Gino le premier. Devant ces prouesses physiques, ses yeux brillaient. Je sentais la jalousie me pincer.

— T’es cap’ de faire ça du grand plongeoir ? a lancé Gino, éperdu d’admiration.

Une pluie crépitante nous fouettait le visage. Francis a levé la tête, puis a répondu :

— T’es malade ! Y a bien dix mètres ! Je vais me tuer.

Je n’ai pas hésité une seconde. Je voulais montrer à Gino que je valais bien plus que Francis. Je suis sorti de l’eau et me suis dirigé d’un pas décidé vers la grande échelle. Elle était glissante et son sommet se perdait dans la brume. Pendant mon ascension, l’eau ruisselait sur mon visage, m’empêchant d’ouvrir les yeux. Je m’agrippais de toutes mes forces, priais pour ne pas déraper. Les autres me regardaient comme si j’étais devenu fou. Arrivé en haut, je me suis avancé au bord du plongeoir. En bas, les copains étaient incrédules. Leurs petites têtes flottaient sur l’eau comme des ballons. Je n’avais pas le vertige mais mon cœur s’est mis à palpiter anormalement vite. Je voulais rebrousser chemin. Mais alors, je voyais déjà la réaction de Francis, ses ricanements, ses sarcasmes sur les fils à maman qui se dégonflent. Et Gino serait déçu, se rangerait de son côté, finirait par se détourner de moi, oublierait notre amitié et notre pacte de sang.