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— Qu’est-ce que ça fait là, ce truc ? j’ai demandé à Francis.

— J’ai un acheteur. Avec l’argent, on pourra économiser pour s’acheter une kalachnikov. On en trouve d’occasion au marché de Jabe.

— Une kalachnikov ? a dit Armand. Et pourquoi pas une bombe atomique iranienne ?

— Je connais ce télescope, c’est celui de Mme Economopoulos. Tu lui as piqué ?

— Fais pas chier, Gaby, a dit Francis. On s’en fout de cette vieille peau. Elle a même pas dû s’en rendre compte, avec tous les bibelots qu’elle entasse dans sa baraque.

— Faut lui rendre tout de suite ! ai-je dit. C’est une amie, je ne veux pas qu’on la vole.

– Épargne-nous tes états d’âme, a dit Gino. Tu lui volais bien des mangues dans son jardin pour les lui revendre. Toi aussi tu l’as bien roulée, la Grecque.

— C’était avant ! Et puis les mangues c’est pas pareil…

J’ai voulu prendre le télescope, mais Gino m’a poussé en arrière. Quand je suis revenu à la charge, Francis m’a saisi par-derrière et m’a fait une clé de bras.

— Lâche-moi ! Je ne veux plus traîner avec vous, de toute façon. Qu’est-ce qui te prend Gino ? Je ne te reconnais plus. Tu te rends compte de ce que tu fais ? De ce que tu deviens ?

Ma voix tremblait, je pleurais de rage. Gino a répondu, agacé :

— Gaby, c’est la guerre. On protège notre impasse. Si on ne le fait pas, ils nous tueront. Quand est-ce que tu vas comprendre ? Dans quel monde vis-tu ?

— Mais on n’est qu’une bande d’enfants. Personne ne nous demande de nous battre, de voler, d’avoir des ennemis.

— Nos ennemis sont déjà là. Ce sont les Hutu et eux n’hésitent pas à tuer des enfants, cette bande de sauvages. Regarde ce qu’ils ont fait à tes cousins, au Rwanda. Nous ne sommes pas en sécurité. Il faut apprendre à nous défendre et à riposter. Que feras-tu quand ils rentreront dans l’impasse ? Tu leur offriras des mangues ?

— Je ne suis ni hutu ni tutsi, ai-je répondu. Ce ne sont pas mes histoires. Vous êtes mes amis parce que je vous aime et pas parce que vous êtes de telle ou telle ethnie. Ça, je n’en ai rien à faire !

Alors qu’on se chamaillait, on entendait au loin, dans les collines, des tirs de blindés AMX-10. Avec le temps, j’avais appris à reconnaître leurs notes sur la portée musicale de la guerre qui nous entourait. Certains soirs, le bruit des armes se confondait avec le chant des oiseaux ou l’appel du muezzin, et il m’arrivait de trouver beau cet étrange univers sonore, oubliant complètement qui j’étais.

26

Depuis son retour, Maman vivait à la maison. Elle dormait dans notre chambre, sur un matelas au pied de mon lit, et passait ses journées sur la barza, le regard dans le vague. Elle ne voulait voir personne et n’avait pas la force de reprendre le travail. Papa disait qu’elle avait besoin de temps pour se remettre de tout ce qu’elle avait traversé.

Le matin, elle se levait tard. Dans la salle de bains, on entendait l’eau couler pendant des heures. Ensuite, elle rejoignait le canapé de la terrasse, puis restait assise, immobile, à fixer un nid de guêpes maçonnes au plafond. Si quelqu’un passait par là, elle lui réclamait une bière. Elle refusait de prendre ses repas avec nous. Ana lui préparait une assiette qu’elle déposait sur un tabouret devant elle. Elle ne mangeait pas, elle picorait. Quand la nuit tombait, elle restait seule sur la terrasse, dans le noir. Elle venait se coucher tard alors que nous dormions tous depuis longtemps. J’ai fini par accepter son état, par ne plus chercher en elle la mère que j’avais eue. Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie.

Parfois, quand je revenais de chez Mme Economopoulos avec ma pile de livres sous le bras, je m’installais à son côté pour lui faire la lecture. J’essayais de trouver des histoires ni trop joyeuses, qui auraient pu lui rappeler la belle vie que nous avions perdue, ni trop tristes, pour ne pas remuer son chagrin, ce marécage d’immondices qui stagnait au fond d’elle. Quand je refermais mon livre, elle me jetait un regard absent. J’étais devenu un étranger. Alors je fuyais la terrasse, terrifié par ce vide au fond de ses yeux.

Un soir, en revenant dans notre chambre, tard dans la nuit, elle m’a réveillé en se cognant le pied contre une chaise. J’ai vu son ombre tituber dans l’obscurité. Elle cherchait du côté d’Ana en tâtonnant. Au bord du lit, elle s’est penchée sur ma sœur en chuchotant :

— Ana ?

— Oui, Maman.

— Tu dors, ma chérie ?

— Oui, je dormais…

Maman avait la voix pâteuse d’une ivrogne.

— Je t’aime mon bébé, tu le sais ?

— Oui, Maman. Je t’aime aussi.

— J’ai pensé à toi, quand j’étais là-bas. J’ai beaucoup pensé à toi, petit cœur.

— Moi aussi Maman, j’ai pensé à toi.

— Et tes cousines, tu y as pensé ? Les gentilles cousines avec qui tu t’amusais.

— Oui, j’y ai pensé.

— C’est bien, c’est bien…

Puis, après un court silence :

— Tu te souviens de tes cousines ?

— Oui.

— Quand je suis arrivée dans la maison de tantine Eusébie, c’est elles que j’ai vues en premier. Allongées sur le sol du salon. Depuis trois mois. Tu sais à quoi ça ressemble, un corps, au bout de trois mois, mon bébé ?

— …

— Ce n’est plus rien. Que de la pourriture. J’ai voulu les prendre, mais je n’y arrivais pas, elles me filaient entre les doigts. Je les ai ramassées. Bout par bout. Elles sont maintenant dans le jardin où vous aimiez jouer. En dessous de l’arbre, celui avec la balançoire. Tu t’en souviens ? Réponds-moi. Dis-moi que tu t’en souviens. Dis-le-moi.

— Oui, je m’en souviens.

— Mais dans la maison, il y avait toujours ces quatre taches sur le sol. Des grandes taches à l’endroit où ils étaient depuis trois mois. Avec de l’eau et une éponge, j’ai frotté, frotté, frotté. Mais les taches ne partaient pas. Il n’y avait pas assez d’eau. Je devais en trouver dans le quartier. Alors, j’ai cherché dans les maisons. Je n’aurais jamais dû entrer dans ces maisons. Il y a des choses que l’on ne devrait jamais voir dans une vie. Pour un peu d’eau, j’ai dû le faire. Quand j’arrivais enfin à remplir un seau, je revenais et je continuais de frotter. Je grattais le sol avec mes ongles, mais leur peau et leur sang avaient pénétré le ciment. J’avais leur odeur sur moi. Cette odeur qui ne me quittera plus. J’ai beau me laver, je suis sale, je sens leur mort, toujours. Et ces trois taches dans le salon, c’était Christelle, Christiane, Christine. Et cette tache dans le couloir, c’était Christian. Et leurs empreintes, je devais les enlever avant que tante Eusébie ne revienne. Parce que tu comprends, ma puce, une Maman ne peut pas voir le sang de ses enfants dans sa maison. Alors je frottais, je frottais ces taches qui ne partiront jamais. Elles sont restées dans le ciment, dans la pierre, elles sont… Je t’aime, mon amour…

Et Maman, penchée au-dessus d’Ana, continuait de raconter cette effroyable histoire dans un long chuchotement haletant. J’ai écrasé l’oreiller sur ma tête. Je ne voulais pas savoir. Je ne voulais rien entendre. Je voulais me lover dans un trou de souris, me réfugier dans une tanière, me protéger du monde au bout de mon impasse, me perdre parmi les beaux souvenirs, habiter de doux romans, vivre au fond des livres.

Le lendemain matin, les premiers rayons du soleil sont venus frapper contre les carreaux. Il n’était pas six heures et la chaleur était déjà terrible. Cela annonçait un gros orage dans la journée. J’ai ouvert les yeux, Maman respirait bruyamment, étendue sur le matelas d’Ana, les pieds en dehors du lit, vêtue de son pagne délavé et de sa chemise brunâtre. J’ai secoué ma sœur pour la réveiller. Elle était épuisée. On s’est péniblement préparés pour l’école. En silence. Je faisais comme si je n’avais rien entendu la nuit précédente. Maman dormait toujours quand Papa nous a conduits à l’école.