À mon retour, je l’ai trouvée sur la barza. Le regard tourné vers le nid de guêpes. Elle avait les yeux rouges et les cheveux défaits. Des bulles remontaient dans le verre de bière posé sur le tabouret en face d’elle. Je l’ai saluée sans attendre de réponse.
Nous avons dîné plus tôt qu’à l’ordinaire. Le ciel était menaçant. L’air saturé d’humidité. La chaleur insupportable. Papa et moi étions torse nu. Sur la table, à côté de mon potage, j’écrasais des moustiques gorgés de sang. On entendait les chauves-souris passer au-dessus de la maison. Elles quittaient les kapokiers du centre-ville pour une razzia de nuit sur les papayers bordant le lac Tanganyika. Ana dodelinait de la tête, dormait debout, épuisée par sa courte nuit. Derrière la porte vitrée du salon, dans le noir, j’apercevais la silhouette lugubre de Maman, immobile, sur le canapé de la terrasse.
— Gaby, va allumer le néon, dehors, a demandé Papa.
Les petites attentions qu’il avait parfois pour Maman me mettaient du baume au cœur. Il l’aimait toujours. J’ai appuyé sur l’interrupteur, la lumière a clignoté rapidement, puis le visage de Maman est apparu. Inexpressif.
L’orage a éclaté dans la nuit, une pluie diluvienne qui crépitait sur le toit de tôle. La route crevassée de l’impasse s’est transformée en une mare géante. L’eau engloutissait les rigoles et les caniveaux. L’éclair zébrait le ciel, illuminait notre chambre, dessinait la forme de Maman au-dessus du lit d’Ana. Elle l’avait réveillée pour lui raconter à nouveau son histoire de taches sur le sol. Sa voix était sinistre. Caverneuse. Les effluves d’alcool que dégageait son haleine traversaient la pièce, parvenaient jusqu’à moi. Lorsqu’Ana ne répondait pas à ses questions, Maman la secouait violemment avant de s’excuser en lui balbutiant des mots doux à l’oreille. Dehors, une armée de termites volants étaient sortis de terre et s’agitaient, hystériques, autour des néons blancs.
Nous vivons. Ils sont morts. Maman ne supportait pas cette idée. Elle était moins folle que le monde qui nous entourait. Je ne lui en voulais pas, mais j’avais peur pour Ana. Chaque nuit, désormais, Maman lui demandait de parcourir avec elle ses contrées de cauchemars. Je devais sauver Ana, nous sauver. Je voulais que Maman parte, qu’elle nous laisse en paix, qu’elle débarrasse nos esprits des horreurs qu’elle avait vécues pour nous permettre encore de rêver, d’espérer en la vie. Je ne comprenais pas pourquoi nous devions subir, nous aussi.
Je suis allé trouver Papa pour lui raconter. J’ai menti, exagéré la brutalité de Maman pour le faire réagir. Il était hors de lui, féroce, quand il est allé s’expliquer avec elle. La dispute a dégénéré. Maman a retrouvé une vigueur qu’on pensait disparue. Elle s’est transformée en furie, l’écume aux commissures des lèvres et les yeux exorbités. Elle délirait dans ses propos, nous insultait dans toutes les langues, accusait les Français d’être responsables du génocide. Elle s’est précipitée sur Ana, l’a saisie par les bras, s’est mise à la secouer comme un palmier.
— Tu n’aimes pas ta mère ! Tu préfères ces deux Français, les assassins de ta famille !
Papa a essayé d’arracher Ana des griffes de Maman. Ma sœur était terrorisée. Les ongles de Maman s’enfonçaient dans sa chair, déchiraient sa peau.
— Aide-moi, Gaby ! a crié Papa.
Je ne bougeais pas, pétrifié. Papa a écarté un à un les doigts de Maman. Quand il est parvenu à lui faire lâcher prise, elle s’est retournée, a saisi un cendrier sur la table basse et l’a jeté au visage d’Ana. Son arcade sourcilière s’est ouverte, le sang s’est mis à couler. Il y a eu un moment de flottement, tout s’est embrouillé. Puis Papa a porté Ana dans la voiture, foncé aux urgences. Je me suis échappé de mon côté, et suis parti me réfugier dans le Combi, attendant la nuit pour rentrer à la maison. À mon retour, Maman était partie, disparue. Papa et Jacques ont passé des jours à sillonner la ville pour la retrouver, à appeler sa famille, ses amis, les hôpitaux, les commissariats, les morgues. En vain. Je me sentais coupable d’avoir voulu qu’elle s’en aille. J’étais un lâche, doublé d’un égoïste. J’érigeais mon bonheur en forteresse et ma naïveté en chapelle. Je voulais que la vie me laisse intact alors que Maman, au péril de la sienne, était allée chercher ses proches aux portes de l’Enfer. Elle l’aurait aussi fait pour Ana et moi. Sans hésiter. Je le savais. Je l’aimais. Et maintenant qu’elle avait disparu avec ses blessures, elle nous laissait avec les nôtres.
27
Cher Christian,
Je t’ai attendu pour les vacances de Pâques. Ton lit était prêt, à côté du mien. Au-dessus, j’avais épinglé quelques images de footballeurs. J’avais fait de la place dans mon placard pour que tu puisses y mettre tes habits et ton ballon. J’étais prêt à t’accueillir.
Tu ne viendras pas.
Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas eu le temps de te dire. Je me rends compte, par exemple, que je ne t’ai jamais parlé de Laure. C’est ma fiancée. Elle ne le sait pas encore. J’ai prévu de lui demander de m’épouser. Très bientôt. Une fois que la paix sera là. Avec Laure, on se parle par lettres. Des lettres envoyées par avion. Des cigognes de papier qui voyagent entre l’Afrique et l’Europe. C’est la première fois que je tombe amoureux d’une fille. C’est une drôle de sensation. Comme une fièvre dans le ventre. Je n’ose pas en parler aux copains, ils se moqueraient de moi. Ils diraient que j’aime un fantôme. Parce que je ne l’ai encore jamais vue, cette fille. Mais je n’ai pas besoin de la rencontrer pour savoir que je l’aime. Nos lettres me suffisent.
J’ai tardé à t’écrire. J’étais trop occupé ces temps-ci à rester un enfant. Les copains m’inquiètent. S’éloignent de moi chaque jour un peu plus. Se chamaillent pour des histoires d’adultes, s’inventent des ennemis et des raisons de se battre. Je comprends mieux pourquoi mon père nous interdisait, à Ana et à moi, de nous mêler de politique. Il a l’air fatigué, Papa. Je le trouve absent. Distant. Il s’est forgé une épaisse cuirasse de fer pour que la méchanceté ricoche sur lui. Alors qu’au fond, je le sais aussi tendre que la pulpe d’une goyave bien mûre.
Maman n’est jamais revenue de chez toi. Elle a laissé son âme dans ton jardin. Elle s’est fissuré le cœur. Elle est devenue folle, comme le monde qui t’a emporté.
J’ai tardé à t’écrire. J’écoutais un florilège de voix me dire tant de choses… Ma radio disait que l’équipe du Nigeria — celle que tu soutenais — a gagné la Coupe d’Afrique des nations. Mon arrière-grand-mère disait que les gens qu’on aime ne meurent pas tant qu’on continue de penser à eux. Mon père disait que le jour où les hommes arrêteront de se faire la guerre, il neigera sous les tropiques. Madame Economopoulos disait que les mots sont plus vrais que la réalité. Ma prof de biologie disait que la terre est ronde. Mes copains disaient qu’il fallait choisir son camp. Ma mère disait que tu dors pour longtemps, avec sur le dos le maillot de foot de ton équipe préférée.