— C’est le boss, a dit Clapton, et toute la bande s’est arrêtée de frapper.
Francis s’est tourné vers Armand et moi pour nous annoncer fièrement :
— Eh, les gars, tenez-vous bien, c’est le chef des « Sans Défaite » en personne ! Vous allez halluciner !
Le passager de la moto a retiré son casque et l’a donné au chauffeur. Quand il m’a vu là, parmi les jeunes de son gang, en pleine journée ville morte, à côté de cet homme gémissant à terre, j’imagine qu’il n’en a pas cru ses yeux, Innocent. Il a souri.
— Tiens, Gaby. Content de te voir parmi nous.
Je n’ai pas répondu. J’étais debout, je serrais les dents et les poings.
Ensuite, les jeunes du gang ont attaché l’homme à terre en ligotant ses bras derrière son dos. Il s’est débattu comme il pouvait, ils ont dû s’y mettre à plusieurs pour réussir à l’immobiliser. Dans la confusion, sa carte d’identité a glissé de sa poche, est tombée dans la poussière. Après l’avoir attaché, les hommes l’ont porté dans le taxi. Le chauffeur à la cicatrice a pris un bidon d’essence dans le coffre et en a versé sur les sièges de la voiture et sur le capot avant de fermer les portières. L’homme hurlait sans s’arrêter, terrifié, nous suppliant de l’épargner. Innocent a sorti un briquet de sa poche. J’ai reconnu le Zippo de Jacques, celui qu’on lui avait volé à mon anniversaire, quelque temps avant la guerre, celui en argent avec les cerfs gravés dessus. Innocent a tendu la flamme à Armand.
— Si tu veux venger ton père…
Armand a reculé, avec une grimace affreuse, il disait non de la tête. Alors Clapton s’est approché :
— Chef, laisse plutôt le petit Français nous prouver qu’il est bien avec nous.
Innocent a souri, étonné de ne pas avoir eu l’idée lui-même. Il s’est approché de moi, le Zippo allumé à la main. Mes tempes et mon cœur battaient à tout rompre. J’ai tourné la tête à droite, à gauche, pour trouver de l’aide. J’ai cherché Gino et Francis dans le groupe. En croisant leur regard, j’ai vu qu’ils portaient le même visage de mort que les autres. Innocent a refermé ma main sur le briquet. Il m’a ordonné de le jeter. L’homme qui était dans le taxi me regardait avec intensité. Mes oreilles bourdonnaient. Tout devenait confus. Les jeunes du gang me bousculaient, me frappaient, hurlaient près de mon visage. J’entendais les voix lointaines de Gino et Francis, des cris de fauves, des salves de haine fiévreuse. Clapton parlait de Papa et d’Ana. Je discernais difficilement ses menaces au milieu des appels au meurtre et du brouhaha ambiant. Innocent s’est énervé, a dit que si je ne le faisais pas, il irait lui-même dans l’impasse s’occuper de ma famille. Je voyais l’image paisible de Papa et Ana allongés sur le lit, devant la télévision. L’image de leur innocence, de toutes les innocences de ce monde qui se débattaient à marcher au bord des gouffres. Et j’avais pitié pour elles, pour moi, pour la pureté gâchée par la peur dévorante qui transforme tout en méchanceté, en haine, en mort. En lave. Tout était flou autour de moi, les vociférations s’amplifiaient. L’homme dans le taxi était un cheval presque mort. S’il n’existe aucun sanctuaire sur terre, y en a-t-il un ailleurs ?
J’ai lancé le Zippo et la voiture a pris feu. Un immense brasier s’est élevé vers le ciel, a léché les hautes branches des kapokiers. La fumée s’échappait par-dessus la cime des arbres. Les cris de l’homme déchiraient l’air. J’ai vomi sur mes chaussures, et entendu Gino et Francis me féliciter en me tapotant le dos. Armand pleurait. Il pleurait encore, recroquevillé comme un fœtus dans la poussière, bien après que tout le monde eut quitté le terrain. On s’est retrouvés seuls devant l’épave calcinée. Le lieu était calme, presque serein. La rivière coulait en bas. Il faisait quasiment nuit. J’ai aidé Armand à se relever. Il fallait que l’on rentre chez nous, à l’impasse. Avant de partir, j’ai fouillé la poussière, les cendres. J’ai retrouvé la carte d’identité de l’homme qui venait de mourir. Que j’avais tué.
30
Chère Laure,
Je ne veux plus être mécanicien. Il n’y a plus rien à réparer, plus rien à sauver, plus rien à comprendre.
Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura.
Des colombes s’exilent dans un ciel laiteux. Les enfants des rues décorent des sapins de mangues rouges, jaunes et vertes. Les paysans descendent tout schuss de la colline à la plaine, dévalent les grandes avenues dans des luges de fil de fer et de bambou. Le lac Tanganyika est une patinoire où des hippopotames albinos glissent sur leurs ventres mous.
Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura.
Les nuages sont des moutons dans une prairie d’azur. Les casernes des hôpitaux vides. Les prisons des écoles saupoudrées de chaux. La radio diffuse des chants d’oiseaux rares. Le peuple a sorti son drapeau blanc, se livre à des batailles de boules de neige dans des champs de coton. Les rires résonnent, déclenchent des avalanches de sucre glace dans la montagne.
Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura.
Le dos appuyé contre une pierre tombale, je partage une cigarette avec la vieille Rosalie sur la tombe d’Alphonse et Pacifique. À six pieds sous la glace, je les entends réciter des poèmes d’amour pour les femmes qu’ils n’ont pas eu le temps d’aimer, fredonner des chansons d’amitié pour les camarades tombés au combat. Une buée de saison bleue s’échappe de ma bouche, se transforme en une myriade de papillons blancs.
Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura.
Les soûlards du cabaret boivent au grand jour un lait chaud dans des calices de porcelaine. Le ciel démesuré s’emplit d’étoiles, qui clignotent comme des illuminations de Times Square. Mes parents survolent une lune eucharistique, à l’arrière d’un traîneau tiré par des crocodiles givrés. À leur passage, Ana jette sur eux des poignées de sacs de riz humanitaire.
Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura. Te l’ai-je déjà dit ?
Les flocons se posent délicatement à la surface des choses, recouvrent l’infini, imprègnent le monde de leur blancheur absolue jusqu’au fond de nos cœurs d’ivoire. Il n’y a plus ni paradis ni enfer. Demain, les chiens se tairont. Les volcans dormiront. Le peuple votera blanc. Nos fantômes en robe de mariée s’en iront dans le frimas des rues. Nous serons immortels.
Depuis des jours et des nuits, il neige.
Bujumbura est immaculée.
31
La guerre à Bujumbura s’était intensifiée. Le nombre de victimes était devenu si important que la situation au Burundi faisait désormais la une de l’actualité internationale.
Un matin, Papa a retrouvé le corps de Prothé dans le caniveau, devant chez Francis, criblé de cailloux. Gino a dit que ce n’était qu’un boy, il ne comprenait pas pourquoi je pleurais. Quand l’armée a attaqué Kamenge, on a perdu toute trace de Donatien. A-t-il lui aussi été tué ? A-t-il fui le pays, comme tant d’autres, en file indienne, un matelas sur la tête, un baluchon dans une main, ses enfants dans l’autre, simples fourmis dans les marées humaines qui coulaient le long des routes et des pistes d’Afrique en cette fin de vingtième siècle ?