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Un ministre envoyé par Paris est arrivé à Bujumbura avec deux avions de rapatriement pour les ressortissants français. L’école a fermé du jour au lendemain. Papa nous a inscrits pour le départ. Une famille d’accueil nous attendait, Ana et moi, là-bas, quelque part en France, à neuf heures d’avion de notre impasse. Avant de partir, je suis retourné au Combi pour récupérer le télescope et le rapporter à Mme Economopoulos. Au moment de me dire au revoir, elle a filé vers sa bibliothèque et a déchiré une page d’un de ses livres. C’était un poème. Elle aurait préféré le recopier, mais on n’avait plus le temps de recopier des poèmes. Je devais partir. Elle m’a dit de garder ces mots en souvenir d’elle, que je les comprendrais plus tard, dans quelques années. Même après avoir refermé son lourd portail, j’entendais encore sa voix derrière moi me prodiguer d’intarissables conseils : prends garde au froid, veille sur tes jardins secrets, deviens riche de tes lectures, de tes rencontres, de tes amours, n’oublie jamais d’où tu viens…

Quand on quitte un endroit, on prend le temps de dire au revoir aux gens, aux choses et aux lieux qu’on a aimés. Je n’ai pas quitté le pays, je l’ai fui. J’ai laissé la porte grande ouverte derrière moi et je suis parti, sans me retourner. Je me souviens simplement de la petite main de Papa qui s’agitait au balcon de l’aéroport de Bujumbura.

Je vis depuis des années dans un pays en paix, où chaque ville possède tant de bibliothèques que plus personne ne les remarque. Un pays comme une impasse, où les bruits de la guerre et la fureur du monde nous parviennent de loin.

La nuit, me revient le parfum de mes rues d’enfance, le rythme calme des après-midi, le bruit rassurant de la pluie qui tambourine le toit de tôle. Il m’arrive de rêver ; je retrouve le chemin de ma grande maison au bord de la route de Rumonge. Elle n’a pas bougé. Les murs, les meubles, les pots de fleurs, tout est là. Et dans ces rêves que je fais la nuit d’un pays disparu, j’entends le chant des paons dans le jardin, l’appel du muezzin dans le lointain.

L’hiver, j’observe avec tristesse le marronnier effeuillé dans le square en bas de mon immeuble. J’imagine à sa place la puissante voûte des manguiers qui rafraîchissait mon quartier. Lors de mes insomnies, j’ouvre un petit coffre en bois caché sous le lit, des fragrances de souvenirs me submergent en regardant les photos de tonton Alphonse et de Pacifique, ce cliché de moi dans un arbre pris par Papa un jour de l’an, ce scarabée blanc et noir ramassé dans la forêt de la Kibira, les lettres parfumées de Laure, les bulletins de votes de l’élection de 1993 ramassés dans l’herbe avec Ana, une carte d’identité tachée de sang… J’enroule une tresse de Maman autour de mes doigts et je relis le poème de Jacques Roumain offert par Mme Economopoulos le jour de mon départ : « Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes… »

Je tangue entre deux rives, mon âme a cette maladie-là. Des milliers de kilomètres me séparent de ma vie d’autrefois. Ce n’est pas la distance terrestre qui rend le voyage long, mais le temps qui s’est écoulé. J’étais d’un lieu, entouré de famille, d’amis, de connaissances et de chaleur. J’ai retrouvé l’endroit mais il est vide de ceux qui le peuplaient, qui lui donnaient vie, corps et chair. Mes souvenirs se superposent inutilement à ce que j’ai devant les yeux. Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance. Ce qui me paraît bien plus cruel encore.

J’ai retrouvé l’impasse. Vingt ans plus tard. Elle a changé. Les grands arbres du quartier ont été rasés. Le soleil écrase les journées. Des murs de parpaings surmontés de tessons de bouteilles et de fil barbelé ont remplacé les haies colorées de bougainvilliers. L’impasse n’est plus qu’un morne couloir poussiéreux, ses habitants des anonymes confinés. Seul Armand vit toujours là, dans la grande maison familiale en brique blanche, au fond de l’impasse. Sa mère et ses sœurs se sont éparpillées aux quatre coins du monde, du Canada à la Suède, en passant par la Belgique. Quand je lui demande pourquoi il ne les a pas suivies, il me répond, avec son humour légendaire : « À chacun son asile ! Politique pour ceux qui partent, psychotique pour ceux qui restent. »

Armand est devenu un grand gaillard, cadre dirigeant d’une banque commerciale. Il a pris du ventre et des responsabilités. Le soir de mon retour, il insiste pour m’emmener au cabaret de l’impasse. « On ira dans les endroits branchés plus tard, je veux d’abord que tu t’immerges, sans escales, dans le pays réel. » La petite cahute est toujours là, avec son flamboyant desséché planté devant. La lune projette son ombre sur la terre battue. Ses petites fleurs bougent mollement dans la brise du soir. Le cabaret accueille quantité de bavards et de taiseux, gavés de quotidien et de désillusions. Dans la même obscurité qu’autrefois, les clients vident leurs cœurs et leurs bouteilles. Je m’assois sur un casier de bières, à côté d’Armand. Il me donne de vagues nouvelles de Francis, devenu pasteur d’une église évangélique. Les jumeaux et Gino ? Ils sont quelque part en Europe, mais il ne cherche pas à les retrouver. Moi non plus. À quoi bon ?

Il insiste pour que je lui raconte la vie que nous avons eue, Ana et moi, à notre arrivée en France. Je n’ose me plaindre en imaginant ce que lui a dû traverser pendant les quinze ans de guerre qui ont suivi notre départ. Je lui confie seulement, un peu gêné, que ma sœur ne veut plus jamais entendre parler du Burundi. On se tait. J’allume une cigarette. La flamme éclaire nos visages d’un carmin fugitif. Les années ont passé, on évite certains sujets. Comme la mort de mon père, tombé dans une embuscade, sur la route de Bugarama, quelques jours après notre départ. On ne parle pas non plus de l’assassinat du sien et de tout ce qui a suivi. Certaines blessures ne guérissent pas.

Dans l’obscurité du cabaret, j’ai l’impression d’un voyage à rebours. Les clients ont les mêmes conversations, les mêmes espoirs, les mêmes divagations que dans le passé. Ils parlent des élections qui se préparent, des accords de paix, de la crainte d’une nouvelle guerre civile, de leurs amours déçues, de l’augmentation du prix du sucre et du carburant. Seule nouveauté, j’entends parfois un téléphone portable sonner pour me rappeler que les temps ont bel et bien changé. Armand décapsule une quatrième bouteille. Nous rions sous une lune rousse, nous nous remémorons nos bêtises d’enfants, nos jours heureux. Je retrouve un peu de ce Burundi éternel que je croyais disparu. Une sensation agréable d’être revenu à la maison s’empare de moi. Dans cette obscurité, noyé sous le froissement des chuchotements des clients, je peine à discerner au loin un étrange filet de voix, réminiscence sonore qui s’insinue en moi. Est-ce l’effet de l’alcool ? Je me concentre. L’évocation disparaît. On ouvre de nouvelles bières. Armand me demande pourquoi je suis revenu. Je lui parle de l’appel téléphonique reçu quelques mois plus tôt, le jour de mon anniversaire, m’annonçant la disparition de Mme Economopoulos. Elle a rendu son dernier souffle dans sa sieste, un après-midi d’automne, face à la mer Égée, un roman sur les genoux. Rêvait-elle de ses orchidées ?