— Bérenger ! coupa la châtelaine, je connais depuis longtemps vos idées sur la guerre, mais ce qui m'intéresse pour le moment c'est la suite de votre aventure. Nous aurons tout le temps, après, de philosopher.
Le page, dont Sara venait d'introduire les longues jambes maigres, aux genoux trop gros, dans des chausses collantes mi-partie verte et noire, devint rouge vif et glissa jusqu'à la jeune femme un regard penaud.
— Excusez-moi, Dame, j'oubliais votre hâte de savoir. Alors, ma mère m'a dit : "C'est à Carlat sans doute que Dame Catherine et l'abbé Bernard envoyaient leur messager. Comme il n'y parviendra jamais, il vous faut, Bérenger, essayer de le remplacer. Et tâchez, pour une fois, de faire honneur à votre nom, que diable !" Là-dessus, elle m'a donné un chanteau de pain, du lard, une gourde de vin, plus l'un des deux chevaux de labour qui lui restaient et sa bénédiction. Le cheval, lui, a reçu double ration d'avoine et une claque sur la croupe pour l'engager à trotter plus vite, et nous sommes partis...
» En faisant un long détour afin de ne pas risquer d'être pris par les éclaireurs d'Apchier, nous avons gagné Carlat où nous avons trouvé les choses dans l'état que j'ai dit... »
Il y eut un silence que ni Catherine, ni le page, ne songèrent à rompre. Dans l'esprit des deux femmes, déjà résignées à ne pas recevoir plus grand secours du suzerain, dont on avait tant attendu, une seule question régnait maintenant, insistante et grave par les dangers sournois qu'elle sous-entendait : qui, dans Montsalvy, entretenait des intelligences avec Gervais Malfrat et, par lui, osait ainsi trahir les siens ?
La question demeura fichée en Catherine, accrochée comme un hameçon au plus sensible de son âme, pendant tout le temps que dura la messe. Agenouillée sur son coussin de velours rouge et noyée dans les plis neigeux du grand voile de dentelle qu'en l'honneur de la Résurrection elle avait accroché à son hennin de velours du même violet que ses yeux, Catherine, les mains jointes, cherchait à deviner lequel de ces visages, qu'elle découvrait de son banc seigneurial placé en face du trône de l'abbé, était celui d'un traître... ou d'une traîtresse ?
L'idée était de Sara. Sans cacher son mépris, elle avait jeté, avec un haussement d'épaules :
— Pour renseigner le Gervais, ça ne peut être qu'une fille ! Il s'entend si bien à les mettre en folie.
Une fille ? Une femme ?... Peut-être ! Et Catherine fouillait sa mémoire pour essayer d'en extraire un nom, une figuré que l'on avait pu rapprocher de ceux de Gervais au moment où il avait été chassé.
Mais elle ne trouvait rien, que le souvenir de la pauvre petite Bertille.
Et pourtant, il fallait trouver ! Montsalvy était déjà en trop grand péril pour tolérer ce ver rongeur lové au plein de sa chair. Mais qui ? Tous ces gens qui étaient là devant elle, la comtesse les connaissait tous, personnellement.
Une petite ville, c'est comme une grande famille quand le seigneur aime assez son domaine pour ne pas trop s'attacher aux distances. Et parmi tous ces braves gens, il y avait des violents, il y avait des têtes dures, des cabochards, des rancuniers, des pas bien malins aussi, mais aucun qui fût capable d'une telle vilenie. Ils étaient tous droits, nets, propres dans leur âme comme ils l'étaient aujourd'hui dans les habits de fête qu'ils avaient revêtus malgré le siège.
Pourtant, il y avait quelqu'un...
Au conseil qui se tint, comme l'avait annoncé l'abbé et sitôt l'« lté missa est », dans la grande salle capitulaire, la révélation qu'apportait le récit du page fut accueillie par un silence de mort. Tous les visages s'étaient tendus, toutes les bouches s'étaient serrées et, dans tous les yeux, Catherine avait pu lire la même horreur incrédule : un traître parmi eux ? C'était impossible !
— Un traître, non ! Mais une traîtresse, oui, cria Martin Cairou dont la haine flambait au seul nom de Gervais et y retrouvant d'instinct l'idée de Sara. Il n'y a qu'une fille abêtie d'amour pour vendre les siens à ce paillard. Quelle est celle qu'il courtisait quand il a fait le malheur de ma petite ? Me semble qu'on le voyait tourner pas mal autour de ta Jeannette ! ajouta-t-il en se tournant brusquement vers Joseph Delmas qui aussitôt s'enflamma.
— Dis donc, Martin, c'est-y que tu essaierais de dire que ma Jeannette est une fille perdue, une sans-Dieu, capable de poignarder son père et sa mère dans le dos ? Je respecte ton malheur et je le plains, mais tu dépasses les bornes. Le Gervais, il tournait autour de toutes les filles qui ont le nez et les yeux à la bonne place ! Alors, pourquoi que ce serait ma Jeannette, plutôt que ta nièce Vivette ou la Babet de l'Auguste ?
On a le sang chaud en Auvergne et sur le point d'honneur on est fort chatouilleux. Du coup, Noël Cairou et Auguste Malvezin se lancèrent dans la dispute et, en quelques secondes, le conseil se mua en un concert discordant de cris, d'injures et de protestations menaçant de prendre une tournure si violente que, quittant son siège, l'abbé Bernard, après avoir échangé avec Catherine un regard angoissé, se jeta au milieu d'eux, séparant, avec une force dont on l'eût cru incapable, Martin et Joseph. Ne pouvant se mettre d'accord et hurlant comme des possédés, ceux-ci avaient commencé d'en venir aux mains.
— En voilà assez ! cria-t-il. Êtes-vous fous de vous battre ainsi, le saint jour de Pâques et dans la maison même de Dieu ? Ne comprenez-vous pas qu'en agissant ainsi, vous faites le jeu de l'ennemi ?
— Nous le ferions s'il ne s'agissait que d'un bruit, d'un propos en l'air, d'une insinuation. Mais il s'agit d'un fait, Votre Révérence. Il y a un traître ou une traîtresse parmi nous et nous devons le trouver.
— Vous ne le trouverez pas en vous battant ! s'écria Catherine qu'une idée venait de traverser. Mais il y a peut-être un moyen...
Plus encore que l'intervention de l'abbé, sa voix calme et l'annonce d'un moyen de percer le mystère apaisa les esprits. Instantanément, le silence se fit. Chacun se tourna vers elle, attendant la suite.
— Un moyen ? dit l'abbé. Lequel ?
Un à un, elle regarda tous ces visages tendus vers elle, comme pour leur demander à l'avance leur approbation. Puis, tranquillement :
— Il faut laisser courir le bruit que nous allons envoyer un nouveau messager par le souterrain. Nous cacherons soigneusement ce qu'il est advenu de Jeannet. A l'heure qu'il est, il doit être mort, le malheureux, mais si l'ennemi ne nous l'a pas fait savoir, c'est parce qu'il préfère nous entretenir dans l'espoir d'un secours. Nous dirons donc que, trouvant le temps long, nous envoyons à Carlat prier la comtesse Eléonore de faire diligence. Et une nuit prochaine, quelqu'un prendra le chemin suivi par Jeannet, mais ce quelqu'un ne sera pas seul. Une solide escorte l'accompagnera...
— Je ne comprends pas où vous voulez en venir, Dame Catherine.
Pourquoi envoyer une troupe maintenant que nous savons n'avoir rien à attendre de Carlat ? dit l'abbé.
Je veux en venir à ceci : Bérault d'Apchier, comme l'autre nuit, enverra une petite troupe pour s'emparer de notre nouveau messager.
D'après ce que m'a dit Bérenger, celle de l'autre nuit se composait de quatre hommes dont Gervais. Notre messager, en quelque sorte, servira d'appât. Au moment où les hommes d'Apchier s'empareront de lui, nos hommes à nous leur tomberont dessus, mais se garderont bien de les tuer. Je veux des prisonniers... je les veux vivants, surtout s'il s'agit de Gervais Malfrat.