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Partout on la saluait avec une bonne humeur née de ce repas qu'elle avait offert tout à l'heure. On lui tendait un gobelet de vin chaud qu'elle refusait d'un sourire avant de s'éloigner. Perdue dans ses pensées, elle continuait sa ronde solitaire, cherchant une solution à tous ces problèmes qui s'étaient abattus sur elle.

Elle venait de quitter la tour qui regarde vers Pons et s'engageait dans l'aléoir obscur reliant cette tour à celle du milieu, quand elle eut soudain la sensation d'une présence alors qu'elle venait de franchir le trou noir de l'un des escaliers creusés à même l'épaisseur de la muraille. Quelqu'un respirait tout près d'elle. Pensant qu'il s'agissait de l'un des soldats réfugié là pour échapper au courant d'air glacé qui soufflait dans le chemin couvert, elle tournait la tête pour lui jeter un

« bonsoir » quand, soudain, elle se sentit saisie aux épaules et poussée en avant.

Elle eut un cri qui se mua en hurlement d'horreur en s'apercevant que le plancher d'un mâchicoulis avait été retiré. A ses pieds s'ouvrait un vide énorme par où montait l'haleine humide du fossé, un vide vers lequel on la poussait impitoyablement.

— À moi !... À l'ai...

Les mains qui la tenaient accentuèrent leur pression. Affolée, elle tendit les bras, cherchant à se raccrocher à quelque chose, mais ses mains glissèrent sur la pierre, tandis qu'un coup brutal assené dans son dos la jetait à terre.

Elle tomba heureusement en travers du mâchicoulis ouvert, le haut des cuisses, le ventre et la poitrine dans le vide, se raidit et réussit tout de même à s'agripper aux planches encore en place. A nouveau, elle hurla à s'arracher la gorge, tandis que l'invisible ennemi frappait ses reins et son dos à coups de pied pour l'enfoncer dans le trou. Une douleur soudaine lui traversa l'épaule, plus aiguë que les autres. Mais ses cris avaient été entendus. On accourait. Les coups cessèrent de pleuvoir alors que la lumière d'une torche pénétrait dans le couloir.

— Dame Catherine ! s'écria Donat de Galauba, le vieux maître d'armes qui accourait flanqué de deux autres hommes. Mais que s'est-il passé ?

Il se penchait déjà pour relever la jeune femme dont les mains crispées faiblissaient.

— Attention ! prévint l'un des hommes, le mâchicoulis est ouvert sous elle. Vous risquez de l'envoyer au bas des murs.

— Faites vite !... gémit-elle. Je... je tombe !

Rapidement, Donat écarta la grande mante étalée qui cachait l'ouverture, saisit fermement la jeune femme par la taille, tandis que l'un des hommes s'accrochait à sa ceinture pour l'empêcher d'être entraîné par le poids et que l'autre, se glissant le long du mur, allait détacher les doigts de Catherine tellement raidis qu'ils en étaient tétanisés.

Doucement, ils relevèrent la jeune femme, la retournèrent et la posèrent un peu plus loin. Son visage était d'un blanc de craie et elle tourna vers le vieux maître d'armes, qui se penchait sur elle, un regard encore plein d'horreur.

— Il était là... caché dans l'ouverture de l'escalier. Il s'est jeté sur moi par-derrière...

— Qui était-ce ? L'avez-vous vu ?

Non... non, je n'ai pas pu le reconnaître. Il a voulu me jeter en bas, mais Dieu m'a fait tomber comme vous m'avez trouvée... Alors il m'a donné des coups... de poing... de pied... je ne sais pas.

Pour toute réponse, le vieux Donat sortit de sous la jeune femme l'une des mains qui la tenaient et la lui montra. Cette main était humide et rouge de sang.

— Vous êtes blessée ! Il faut vous porter immédiatement au château. Sara vous soignera...

Elle hocha la tête avec agitation.

— Blessée ? Je ne sais pas... Je ne me suis pas rendu compte. Mais courez !... Laissez-moi là... cela ne doit pas être grave. Il faut retrouver cet homme.

— Les hommes qui étaient avec moi se sont lancés à sa poursuite.

Ne bougez pas, ne vous agitez pas.

Mais la peur qu'elle avait eue avait brisé ses nerfs. Elle hoquetait et gémissait tout à la fois en s'accrochant aux épaules du vieil homme.

— Il faut que je sache... Je veux savoir qui a voulu... On me hait, Donat... On me hait et je veux savoir...

Doucement, comme un père qui console sa fille, il caressa le front mouillé de sueur.

— Personne ne vous hait ici, Dame Catherine ! Mais nous savions déjà qu'il y avait un traître. De là à se muer en assassin, il n'y a pas bien loin. Mais ne soyez pas en peine, on le retrouvera...

C'était apparemment plus facile à dire qu'à faire car lorsque les deux soldats revinrent, ils étaient bredouilles. L'escalier débouchait dans une ruelle étroite et sombre qui contournait l'abbaye et rejoignait les piliers de la halle et les gros contreforts de la grange aux dîmes.

Tout cela était désert à cette heure et rien n'était plus aisé que de se fondre parmi toute cette obscurité. Mais s'ils n'avaient pu retrouver l'agresseur, les deux hommes avaient clamé la nouvelle de l'agression dont Catherine avait été victime et ce fut une petite foule bruyante et houleuse qui la rapporta jusqu'au château où, à demi évanouie, elle fut remise aux mains de Sara et de Donatienne qui se hâtèrent de la coucher.

Elle reprit tout à fait ses esprits sous la main de Sara qui, après avoir nettoyé la plaie qu'elle portait à l'épaule,

appliquait dessus un cataplasme de feuilles de plantain. La blessure, heureusement, n'était pas grave. Les plis de la grande cape noire qui enveloppait Catherine avaient trompé l'assassin, d'ailleurs pressé, et il n'avait frappé du couteau que pour lui faire lâcher prise et réussir enfin à la jeter dans le vide.

De toute évidence, il eût de beaucoup préféré que sa mort eût l'air d'un accident.

En ouvrant les yeux, Catherine vit autour d'elle les trois visages de Donatienne, de Sara et de Marie qui s'étageaient à son chevet, semblables à quelque allégorie des trois âges de la vie. Les traits de la vieille femme avaient revêtu une sorte de gravité offensée. Le visage de Sara était fermé, buté, mais Catherine savait que sous cette froideur apparente couvait le volcan d'une immense fureur. Seul, celui de Marie, plus tendre, était noyé de larmes.

Pour les rassurer, pour effacer cette anxiété qu'elle lisait dans ces trois paires d'yeux si dissemblables, Catherine s'efforça de leur sourire.

— Ce n'est rien, dit-elle. J'ai eu surtout très peur.

— Et tu as encore peur, gronda Sara. Qui ne l'aurait, d'ailleurs ?

Comment imaginer que dans cette ville où chacun t'aime et célèbre tes vertus il a pu se trouver quelqu'un d'assez ignoble...

— ...pour en avoir assez, sans doute, de ce que tu appelles si pompeusement « mes vertus ». Je ne suis qu'une femme comme les autres, ma bonne Sara. Et même si tu ne le comprends pas, parce que tu m'aimes, il est assez normal que j'aie quelques ennemis... même si c'est très désagréable à admettre.

— Celui qui vous a attaquée est plus qu'un ennemi, s'écria Marie.

Celui-là, il vous hait.

Donatienne alors sortit du silence réprobateur qu'elle observait. Elle donnait l'impression qu'en s'attaquant à Catherine, l'invisible ennemi l'avait offensée personnellement.

Personne ici n'a de raisons valables de haïr notre dame, affirma-t-elle péremptoire. Je pense, pour ma part, que cet homme a agi par ordre et que ses sentiments n'ont rien à voir avec son geste. Disons... qu'il déteste moins Dame Catherine qu'il n'aime les Apchier. On a dû penser, chez ces gens, qu'une fois notre châtelaine abattue, l'abbé, qui n'est pas homme de guerre et qui a toute la douceur d'un véritable saint, ne ferait pas tant de difficultés pour admettre un nouveau co-seigneur, surtout si...