—
Deux choses, je te l'ai dit. D'abord le nom de ton complice ! Il y a, dans cette ville, un misérable qui te renseigne et qui nous trahit.
Je veux son nom.
— Et la... deuxième question ?
—
Bérault d'Anchier a clamé à tous les échos de ce pays que le seigneur de Montsalvy n'y reviendrait jamais. Je veux savoir ce qu'il trame pour avoir telle assurance. Je veux savoir ce qui menace mon époux !
—
Je vous l'ai dit, Dame... je suis trop petit compagnon pour être honoré des secrets d'Apchier...
Catherine ne le laissa pas poursuivre. Sans hausser le ton, elle ordonna :
—
Déshabillez-le et pendez-le par les poignets à cet anneau...
—
Non ! Par pitié ! Non !... Ne me faites pas de mal ! Je vais parler... Je vais dire ce que je sais.
—
Un instant ! coupa l'abbé Bernard. Je vais consigner tes déclarations. Tu es ici devant un tribunal, Gervais. J'en serai le greffier.
Calmement, il tira de son scapulaire une feuille de papier roulée ', une plume d'oie et décrocha de sa ceinture un petit encrier. Puis il fit signe à l'un des soldats de lui prêter son dos cuirassé comme pupitre.
— Voilà, fit-il avec satisfaction, nous t'écoutons !
Alors, regardant tour à tour l'abbé qui attendait, la plume en l'air, la châtelaine qui, un coude aux genoux et le menton dans sa main, dardait sur lui des yeux impitoyables, et le père de Bertille qui remettait au feu son tisonnier, Gervais articula :
—
Gonnet... le bâtard d'Apchier, n'est plus au camp. Il est parti au matin du Vendredi saint pour Paris...
— Tu mens ! s'écria Nicolas. Le bâtard a été brûlé 1. Les moulins à papier existaient depuis près d'un siècle, tel celui de Richard de Bas, près d'Ambert, qui date de 1356.
à l'épaule au moment du premier assaut qu'ils ont donné. Il n'a pas pu partir !
— Je jure qu'il est parti, cria Gervais. On a la peau dure dans cette famille. Et puis, c'est son épaule qui lui fait mal, pas ses fesses. Il peut monter à cheval...
— Je te crois ! coupa Catherine avec impatience. Continue... Dis-nous ce qu'il est allé faire à Paris.
— Rejoindre messire Arnaud. On ne m'a pas mis au courant, bien sûr, mais quand on écoute derrière la toile d'une tente la nuit, on entend bien des choses...
Un éclat de rire de Nicolas lui coupa la parole de nouveau :
— Si tu espères nous faire croire que ton bâtard est parti assassiner messire Arnaud au beau milieu des troupes de monseigneur le Connétable, tu nous prends pour des idiots, ou alors il a le goût du martyre ton Gonnet ! Outre qu'il n'est pas manchot, notre maître, il a autour de lui une garde que lui envierait le Roi. On n'abat pas un Montsalvy quand il a, auprès de lui, un La Hire, un Xaintrailles, un Bueil, un Chabannes... ou alors c'est que l'on accepte de se laisser écorcher vif ensuite.
— Je n'ai pas dit qu'il allait l'assassiner... pas tout de suite, du moins ! Les Apchier sont plus malins que ça. Gonnet va à Paris...
pour combattre avec les capitaines. Il va prétendre être venu servir le Roi pour essayer de gagner des éperons de chevalier. Tout au moins, c'est ce qu'il dira et Messire Arnaud n'aura aucune peine à trouver ça tout naturel. Il sait que Gonnet est bâtard, qu'il n'a pas grand-chose à attendre de l'héritage paternel, puisque Bérault d'Apchier a deux fils légitimes. Personne ne s'étonnera qu'un garçon élevé dans le goût des armes cherche à se tailler une place au soleil, n'est-ce pas ?
L'esprit tendu, Catherine cherchait à démêler la trame, encore obscure, de ses ennemis et dont le dessein lui échappait encore.
Tu veux dire, fit-elle pensant tout haut plus qu'elle l'interrogeait, que Gonnet va chercher, en rejoignant mon époux, à obtenir sa protection et, en lui offrant de combattre sous sa bannière, gagner sa confiance ?
— C'est à peu près ça...
— Il aura du mal. Monseigneur n'aime pas beaucoup les Apchier, légitimes ou non, mais il essayait d'entretenir des relations de bon voisinage, voilà tout.
— Il ne les aime pas, mais il écoutera Gonnet. Le bâtard n'est pas assez sot pour se présenter comme un petit saint et jouer les bons apôtres. D'abord, il prendra sa part du combat sans hésiter. Cela ne lui coûtera guère car il est brave. Mais il obtiendra sans peine l'attention de messire Arnaud quand il lui apprendra que son père, ce vieux bandit, et ses frères assiègent Montsalvy...
— Comment ? Il veut l'avertir ?
— Mais naturellement. Comprenez, Dame Catherine : Gonnet va débarquer au camp du Connétable encore tout fumant d'une fausse colère : son père, ses frères se sont jetés sur Montsalvy, cette aubaine, mais ils ont refusé de partager avec lui. On l'a chassé, battu, blessé même car il va exploiter sa blessure et prétendre s'être battu avec l'un de ses frères. Il brûle de se venger. Alors il s'est enfui et il est venu prévenir le légitime propriétaire du mal qu'on lui faisait pour se faire un allié, de préférence reconnaissant. Ce langage-là, messire Arnaud le trouvera assez naturel chez un Gonnet d'Apchier...
Il n'y avait plus besoin d'inciter Gervais à parler. Moussé par l'espoir que la dame de Montsalvy, reconnaissante, consentirait enfin à lui laisser la vie, il ne tarissait plus de détails ni d'explications.
Catherine l'écoutait, les pupilles dilatées d'horreur. Malgré la fièvre qui la brûlait, elle sentait un froid de glace s'insinuer dans ses veines, car elle entrevoyait maintenant une affreuse noirceur, une espèce d'abîme répugnant ouvert sous ses pas et sous ceux de son époux, mais sans parvenir à en mesurer encore la profondeur. Les hommes qui l'entouraient éprouvaient, d'ailleurs, la même sensation et ce fut Nicolas Barrai qui posa la question suivante.
— Qu'est-ce que le bâtard espère en apprenant à messire Arnaud ce qui se passe ici ?
— Qu'il abandonnera alors l'armée pour revenir ici. Gonnet, bien sûr, le suivra pour « savourer sa vengeance ». Il n'y aura plus autour d'eux tous ces capitaines, ces soldats, et alors, sur les mauvais chemins du retour...
— S'il revient, il ne reviendra pas tout seul, j'imagine, s'écria Couderc indigné. Il n'aura peut-être plus ses vaillants amis ni les troupes du Connétable, mais il aura ses hommes à lui « sur les mauvais chemins du retour », il aura ses chevaliers et nos gars à nous qui n'auront que trop envie de frotter les oreilles d'un Apchier, vrai ou faux. Tu crois qu'ils laisseront ton Gonnet l'assassiner sans s'en occuper ?
— Gonnet emporte avec lui un poison... un poison qui n'agit pas trop vite et qui n'altère pas le goût du vin. A l'étape du soir, quand les chevaliers vident quelques gobelets pour se remettre des fatigues de la route, le bâtard n'aura pas beaucoup de mal à le faire avaler à messire Arnaud et il aura, ensuite, tout le temps de disparaître !
Un grondement de colère retentit dans la salle basse, jaillit spontanément de toutes les poitrines, écho indigné du cri d'angoisse de Catherine.
D'un même mouvement, le sergent, le forgeron et le talmelier s'étaient jetés sur Gervais pour l'étrangler. L'abbé eut juste le temps de s'élancer devant le prisonnier pour lui éviter d'être abattu sur place.
— Restez tranquilles ! ordonna-t-il. Cet homme n'a pas fini de parler. Allons, reculez-vous ! Ce n'est pas lui qu'il faut empêcher de nuire pour l'instant. Dis-moi, Gervais, ajouta-t-il en se retournant vers le garçon qui s'abritait derrière sa robe noire, si Gonnet d'Apchier possède un poison si puissant et si discret, que ne l'emploie-t-il dès qu'il aura trouvé messire Arnaud ? De Paris aussi il aura le temps de disparaître ?
Bien sûr, Votre Révérence ! Mais ce que veut Bérault d'Apchier, ce n'est pas seulement la mort de messire Arnaud... c'est aussi sa déchéance.
— Comment ?
— Si le seigneur de Montsalvy quitte le siège de Paris et abandonne l'armée pour retourner chez lui, comment sera-t-il jugé par ses pairs ? Je ne sais pas comment Gonnet s'y prendra, mais il veillera à ce que ce départ ait l'air d'une fuite... ou d'une trahison. "Il est toujours possible, a-t-il dit, de laisser derrière soi une trace compromettante et je verrai à saisir une occasion." Et comme messire Arnaud disparaîtra peu après, Bérault d'Apchier aura toutes les facilités pour se faire donner, en toute propriété et très légitimement, les biens d'un traître ! Ce ne sera pas la première fois que le roi Charles VII frappera la maison de Montsalvy !