— Mais enfin, Révérend Père, ce trésor, cet objet, cette relique...
qu'était-elle ? Il fallait qu'elle soit incroyablement précieuse.
— Plus encore que vous n'imaginez ! Pourtant ce n'était qu'un vase bien modeste, un simple gobelet d'argent terni par le temps... mais c'était celui où, au soir de la Cène, le Seigneur...
Catherine tressaillit.
— Vous voulez dire que ce qu'il y avait dans la chapelle... c'était le Graal ?
L'abbé eut un sourire triste, comme résigné, et haussa les épaules.
— On l'appelle ainsi. Oui, c'était le Graal, le vrai qui n'est ni taillé dans une énorme émeraude, ni fait de matière surnaturelle. Avant que le Christ n'y vînt, il n'était qu'un gobelet comme les autres, parmi les autres dans une maison de Jérusalem. C'est le divin contact, le miracle de la première messe qui en a fait un trésor d'exception, unique au monde. Après le Calvaire, Joseph d'Arimathie le confia à Pierre qui s'en allait évangéliser le monde et c'est sous le pauvre vêtement de laine du Grand Pécheur qu'il traversa les mers et commença sa quête à travers notre pauvre terre. D'autres ont prétendu qu'au pied de la croix Joseph d'Arimathie s'en était servi pour recueillir le sang du Crucifié.
C'est faux. Le sang divin, il l'avait contenu avant, quand Jésus offrit le gobelet à ses disciples rassemblés... Oui, Dame Catherine, c'était le Graal dont nous étions gardiens parce que c'était lui que Mandulphe rapporta, un soir d'hiver, dans nos montagnes. Et notre Montsalvy n'est autre que le Montsalvat de la légende. Hélas... nous ne l'avons plus.
— Qu'est-il devenu ? Il était si bien caché... Comment a-t-il pu quitter sa chapelle ?
On nous l'a pris ! Oh ! ce ne fut pas un voleur... ou du moins pas un voleur ordinaire ! Voyez-vous, dans la suite des temps s'installèrent, par toute la France, des gens qui s'entendaient, eux aussi, à percer les secrets les mieux gardés : c'étaient les chevaliers du Temple. Une puissante commanderie prit racine à Carlat et elle eut vite connaissance des légendes de la région. Comment les Templiers en vinrent-ils à la vérité sur Montsalvy ? Par quelle magie... ou quelle complicité ? Je l'ignore, mais un jour de l'année 1274, l'abbé d'alors, Guillaume de Pétrole, vit arriver le commandeur de Carlat guidant une imposante troupe. Cette troupe, si majestueuse et si puissante, escortait Guillaume de Beaujeu, le nouveau Grand Maître du Temple qui s'en revenait du Concile de Lyon et se rendait en Angleterre pour y recouvrer les énormes créances que l'Ordre possédait sur le roi Edouard.
» Guillaume de Beaujeu s'enferma dans l'église avec l'abbé de Montsalvy, bien timide et bien angoissé en face d'un si haut personnage. Pourtant, la discussion dura longtemps, longtemps, et l'on imagine que le pauvre abbé dut se défendre pied à pied. En fait, on ne sait rien des arguments qui formèrent la plaidoirie du Grand Maître.
Invoqua-t-il les périls courus par la mystique, l'Ordre devenu trop riche, trop puissant et où les déviations se faisaient nombreuses ? Ou bien fut-ce la grande misère de la Terre Sainte retombée presque totalement au pouvoir de l'Infidèle ? Toujours est-il que la chapelle souterraine se trouva vide quand le Grand Maître reprit sa chevauchée vers le nord...
» Depuis, le vase a disparu sans que nous puissions savoir ce qu'il est devenu, et il nous faudrait un nouveau Gerbert !... »
Un soupir de regret accompagna les derniers mots préludant à un nouveau silence. Catherine, fascinée, l'avait écouté avec une passion qui l’étonnait-elle- même. Mais ces choses étranges trouvaient dans son âme un écho profond. C'était la seconde fois, dans sa vie, qu'elle retrouvait sur sa route les chevaliers du Temple.
Elle s'était servie d'eux et de l'appât de leur fabuleux trésor pour attirer dans le piège de Chinon son ennemi Georges de La Trémoille.
Et elle se revoyait, sous la teinture et la défroque de la bohémienne Tchalaï, enchaînée au fond d'une basse-fosse du château d'Amboise, promise à la mort mais distillant à un gros homme cupide le merveilleux mensonge en forme de mirage doré qui l'avait mené à sa perte. Ce qu'elle lui avait raconté, alors, c'était une ancienne tradition des Montsalvy, car l'un d'entre eux, au moment de la chute du Temple, était l'un de ses membres les plus estimés et c'était lui qui avait été chargé de mettre à l'abri son incroyable fortune. Il y avait là, au moins, une coïncidence.
— C'est étrange, murmura-t-elle, que vous n'en ayez jamais rien su. Mon époux m'a raconté, il y a longtemps déjà, qu'au temps où le roi Philippe avait écrasé le Temple, l'un de ses ancêtres avait été chargé de mettre en lieu sûr le trésor de l'Ordre. Il est, selon moi, certain que la coupe devait en faire partie. Je ne crois pas à un trésor uniquement composé d'or et de richesses terrestres. Il devait y avoir des objets sacrés, des archives, des secrets...
Et vous avez pleinement raison. C'est en effet Hughes de Montsalvy qui, avec Guichard de Beaujeu, petit-neveu du Grand Maître Guillaume, fut chargé de ce redoutable honneur, mais il mourut, peu après, dans des circonstances assez mystérieuses, alors qu'il se cachait loin d'ici pour essayer d'échapper à la terrible justice royale. Le secret du trésor est mort avec lui et nous n'avons jamais pu savoir si, parmi toutes ces richesses, se trouvait notre bien perdu. Mais le Temple possédait-il encore la coupe sainte ? Ou bien le geste autoritaire du Grand Maître l'arrachant à son refuge secret pour en faire l'instrument de ses intérêts attira-t-il sur l'Ordre la malédiction du Ciel ? Je ne sais.
Toujours est-il que Guillaume de Beaujeu fut le premier des trois derniers Grands Maîtres, que des liens familiaux liaient à Jacques de Molay et qu'entre la nuit de Montsalvy et celle de l'arrestation, en 1307, il ne s'écoula que trente- trois ans... la durée exacte de la vie terrestre du Christ !
Il y avait là une coïncidence étrange. Catherine hocha la tête puis, se penchant, prit l'une des fouaces sur la pierre de.l'âtre qui lui avait conservé une douce chaleur et se mit à la grignoter machinalement, tandis que l'abbé remplissait les gobelets. Le parfum du vin aromatisé envahit le coin du feu. Mais Catherine se nourrissait sans y penser.
Elle voguait encore, en esprit, à travers les mirages du passé où elle venait de pénétrer à la suite du prêtre. Et celui-ci l'entendit murmurer : Si l'on pouvait "le" retrouver... le ramener ici- Très doucement, pour ne pas troubler le rêve intérieur
qui accordait à la jeune femme, avant des heures sans doute pénibles, un ultime instant de rémission, il répondit :
— Nul plus que moi n'en serait heureux, mais il y a bien longtemps que j'ai perdu l'espoir de "le" voir un jour ! Voyez-vous, Dame Catherine, je crois qu'il habite maintenant une cachette trop profonde et trop pure pour que la main des hommes puisse l'atteindre... à moins d'un miracle. Et il est bon peut-être qu'il en soit ainsi, car des hommes l'ont cherché et le chercheront encore, ceux, du moins, qui préfèrent les grands rêves à la réalité du monde, ceux qui ont besoin d'absolu et d'impossible pour se sentir à l'aise dans leur forme humaine. Au fond, cette quête, c'est, sous une forme poétique, la recherche de Dieu lui-même et...
Il s'interrompit. Sara venait d'apparaître à nouveau au seuil de la porte que, cette fois, elle ne franchit pas.
— C'est l'heure ! dit-elle seulement. Minuit vient de sonner à l'abbaye. Ne l'avez-vous pas entendu ?
— Non, sourit Catherine. C'est que, vois-tu, nous étions partis si loin.
— Peut-être, mais le moment est venu de te rendre ailleurs. Viens
! Tes vêtements sont préparés...
L'abbé Bernard se leva :
Je vous laisse. Vous me rejoindrez dans un moment à la petite porte de l'abbaye que je laisserai entrouverte. Je vais voir, de mon côté, si tout est terminé.
Il disparut comme une ombre dans celles, plus épaisses, de la grande salle vide. Une demi-heure plus tard, un petit cortège quittait discrètement le château.