Du coup, Catherine se releva et fit face au Prévôt.
— De guerre ? Non, messire, pas de guerre ! Temps de révolte, si vous voulez ! Caboche n'a jamais été chef de guerre que je sache !
Vous jouez là sur les mots. J'aurais dû dire guerre civile et vous ne pouvez pas savoir ce que c'était, car alors on devait vous élever douillettement au fond de quelque noble château où les fureurs de Paris n'arrivaient que fort peu ! Vous ignorez ce qu'il en était, alors, en ce temps où les gens d'ici, las des favoris d'Ysabeau, des mauvais nobles, des exactions, s'étaient soulevés pour la liberté. Et même si je dois vous faire une peine extrême, j'ajouterai que le meurtre, si meurtre il y a eu, du jeune seigneur de Montsalvy n'a soulevé l'indignation de personne. Paris trouvera bon, croyez-moi, que Monseigneur le Connétable fasse tomber la tête d'un noble coupable d'avoir abattu un bourgeois, même serviteur de l'ennemi. Nous l'avons d'ailleurs tous été quelque peu par force ou par choix volontaire, mais nous l'avons été ! Le procès, que Monseigneur n'a que trop retardé jusqu'à présent à cause des événements politiques, doit s'instruire.
Comprenez-vous?
Catherine regarda le vieillard puis, tour à tour, ceux qui l'entouraient. Elle vit Tristan anxieux, le Bâtard déjà désolé, le Connétable durci dans sa position ainsi que l'indiquaient sa bouche serrée et ses sourcils froncés.
Elle vit aussi les Auvergnats frémissants, leurs mains qui hésitaient du côté du pommeau des épées ou des dagues. Elle comprit que, peut-
être, dans un instant il serait trop tard. Tous ces braves gens de ce pays d'Auvergne, qu'elle aimait maintenant plus que son sol natal, étaient prêts au massacre pour arracher leur ami à la mort et faire prévaloir leurs droits de seigneurs.
Si Arnaud était sacrifié aux mânes de Guillaume Legoix, ce serait le sang dans ce jardin et là-bas, en Auvergne, une révolte qui courrait la montagne comme un incendie de forêt. Elle ne pourrait éviter ce drame et sauver Arnaud, tout à la fois, qu'en faisant fi de son orgueil, en s'avouant pour ce qu'elle était.
Le vieux Prévôt ne rendait pas la parole de Richemont à la dame de Montsalvy... mais il la rendrait peut- être à Catherine Legoix.
Du geste, elle imposa silence à ses amis qui hurlaient déjà leur colère et leur réprobation, puis, se tournant vers Michel de Lallier :
— Non, messire, je ne comprends pas ! C'est vous, bien au contraire qui avez quelque chose à comprendre, car il est un fait que vous ignorez. C'est qu'à l'époque dont vous me parlez je n'étais pas, comme vous en donnez l'image lénifiante, « douillettement » élevée en quelque château. J'étais à Paris, messire, au temps terrible de la Caboche, j'étais même sur le Pont-au-Change la nuit où Guillaume Legoix a massacré Michel de Montsalvy et son sang a éclaboussé ma robe d'enfant...
— Mais enfin, c'est impossible !...
Impossible ? Tous ceux de mes amis qui, ici, me connaissent savent qu'Arnaud de Montsalvy a épousé en moi la veuve de Garin de Brazey, Grand Argentier de Bourgogne, mais ceux de Bourgogne savent que Garin de Brazey avait épousé, par ordre du duc Philippe, la nièce d'un notable dijonnais qui n'était qu'un simple bourgeois. N'est-ce pas, messire de Ternant, que vous le savez ?
Ainsi directement interpellé, le seigneur bourguignon abandonna un moment son attitude impassible pour considérer la jeune femme.
— Je l'ai, en effet, entendu dire. Le duc Philippe, mon maître, fort épris de cette jeune fille... chose que chacun peut comprendre aisément en vous regardant, Madame, avait contraint, disait-on, le Grand Argentier à épouser la nièce d'un... drapier, je crois ?
— Votre mémoire est fidèle, messire. Mon oncle, Mathieu Gautherin, tient, en effet, encore à ce jour, commerce de draps dans la rue du Griffon à l'enseigne du Grand Saint-Bonaventure. Il nous avait recueillies, ma mère, ma sœur et moi, quand nous avions dit fuir Paris, chassées par les fureurs de Caboche. Car je ne viens pas d'un château aussi noble que perdu au fond des campagnes, messire de Lallier : je suis née à Paris, sur le Pont-au-Change et il vous souvient peut-être de mon père, l'orfèvre Gaucher Legoix qui vous faisait de si belles aiguières...
Un même tressaillement fit frémir le vieux Prévôt et le Connétable.
— Legoix ? fit ce dernier, qu'est-ce à dire ?
— C'est-à-dire qu'avant de m'appeler Catherine de Brazey, fit la jeune femme, puis ensuite Catherine de Montsalvy, je me suis appelée Catherine Legoix, tout uniment, Monseigneur, et que je suis cousine de l'homme que vous voulez venger. Sa cousine et sa victime, car je vous aurais moi-même demandé sa tête si mon époux ne l'avait tué.
— Pour quelle raison ? Les Montsalvy, je gage, n'étaient rien, alors, pour la famille d'un orfèvre, sinon peut-être... des clients ?
La nuance dédaigneuse n'échappa pas à Catherine qui n'osa pas regarder Tristan, dont elle se rappelait la mise en garde concernant les dangers qu'il y avait à révéler son origine. Mais elle n'était pas femme à rougir de sa parenté et, ayant révélé sa roture, elle entendait la proclamer et en faire l'ultime défense de son noble époux.
Aussi n'y avait-il pas la moindre trace d'humiliation dans ses grands yeux couleur de violette quand elle les posa sur Richemont, mais, au contraire, une sorte de fierté hautaine dont il eut conscience.
— Non, ce n'étaient pas des clients ! Ils nous étaient même tout à fait inconnus et ce n'est pas pour le meurtre de Michel de Montsalvy que je vous aurais demandé le gibet pour Legoix : c'est pour avoir pendu mon père, son cousin, à l'enseigne de sa boutique et pour avoir incendié notre maison ensuite. En effet, Michel, meurtri et traîné à l'abattoir, avait pu s'échapper et trouver refuge en notre demeure où je l'avais caché. La trahison d'une servante l'a livré. Et, malgré mes larmes et mes supplications, j'ai vu, de mes yeux vu - et je n'avais que treize ans -, Guillaume Legoix lever son tranchoir de boucher pour abattre un garçon de dix-sept ans qui n'avait pas d'armes et qu'une foule massacrait...
Encouragée par le murmure d'horreur et de réprobation soulevé par ses paroles, elle cessa tout à coup de s'adresser à Michel de Lallier, pour se tourner, brusquement agressive, vers le Connétable :
— Ce jour-là, Monseigneur, dans l'hôtel Saint-Pol envahi par la populace, j'ai vu celle qui est aujourd'hui votre épouse, mais qui était alors Madame la duchesse de Guyenne, je l'ai vue, en larmes, supplier à genoux son père et cette populace d'épargner un adolescent qui était son page et qu'elle aimait particulièrement !
» Le page que moi, fillette sans force et sans protection, j'ai failli sauver ! Si elle était ici, Madame de Richemont serait la première à vous demander la grâce du frère de son serviteur massacré et à vous prier, avec tout son amour, d'adoucir votre rigueur.
Le regard bleu du prince breton vacilla, échappa à celui de Catherine.
— Ma femme... murmura-t-il.
— Mais oui, votre femme ! Avez-vous donc oublié le duel d'Arras où, sous les armes royales de France, Arnaud de Montsalvy affronta le jugement de Dieu pour l'honneur de son prince ? La duchesse de Guyenne que l'on venait de vous fiancer, après vous en avoir demandé permission, n'a-t-elle pas attaché elle-même ses couleurs à la lance de mon époux ? Souvenez-vous, Monseigneur ! Son amitié pour ceux de notre maison est plus ancienne que la vôtre !
Richemont secoua la tête comme pour en chasser une pensée importune.
— Plus ancienne ? De bien peu car c'est à Azincourt que j'ai rencontré Montsalvy pour la première fois et l'ai vu combattre.
Une lutte, visiblement, se livrait en Richemont à l'évocation de ces souvenirs et ce combat, au fond, Catherine sentait qu'il souhaitait le perdre mais qu'il n'avait plus le pouvoir de trancher le débat au point où il en était venu. Ce pouvoir, celui de décider, il appartenait tout entier à ce beau vieillard en robe de velours grenat qui la regardait d'un air songeur.