L'oratoire occupait une tourelle. En y pénétrant, Catherine trouva l'abbé Bernard agenouillé devant le petit autel de granit où, sous l'ogive bleue et blonde d'un vitrail, brillait l'or du grand crucifix.
C'était une toute petite chapelle, faite pour les méditations solitaires d'une noble dame, mais elle renfermait, en plus de sa croix orfévrée, le précieux trésor personnel de Catherine : une Annonciation due au pinceau de Jean Van Eyck, le vieil ami de jadis.
Sur un étroit panneau de peuplier, l'artiste avait peint une petite Vierge, étonnamment virginale et pure dans les plis extravagants d'une immense robe de faille bleue sur laquelle se déroulaient les anneaux dorés d'une chevelure à peine retenue autour du front par un cercle serti de pierreries. Le visage légèrement détourné, la main levée dans un joli geste craintif, elle évitait de regarder l'ange somptueux et gentiment gouailleur qui, sourire futé et regard tendre, lui offrait une fleur en inclinant légèrement devant elle sa tête aux longues boucles brillantes, couronnée d'un diadème orfévré. La dalmatique de l'Ange et ses grandes ailes diaprées, toutes cousues de gemmes scintillantes, en faisaient une fabuleuse apparition, contrastant avec la simplicité, relative d'ailleurs, de la petite vierge, mais celle-ci avait le visage de Catherine, ses grands yeux couleur d'améthyste et son incomparable chevelure dorée. C'était une Catherine toute jeune, timide et tendre, semblable à la jeune fille qui, un soir, sur la route de Péronne et en compagnie de son oncle Mathieu, avait ramassé Arnaud de Montsalvy inerte et sanglant dans son armure noire souillée de boue. Et c'était à cause de cela que l'ombrageux capitaine avait laissé s'ouvrir les portes de sa demeure devant un chevaucheur de la Grande Écurie de Bourgogne qui, au matin de la Noël précédente, avait mis pied à terre dans la neige épaisse de la cour d'honneur. L'homme n'était pas seul avec le tableau, soigneusement empaqueté de toiles fines et de laines épaisses, qu'il portait devant lui comme un enfant : des hommes d'armes l'accompagnaient, une forte escorte et sans doute les premiers cavaliers bourguignons qui, depuis la paix d'Arras, eussent foulé le sol de France.
Certes, le premier mouvement d'Arnaud avait été de colère. Le seul nom du duc Philippe avait encore le pouvoir de le jeter hors de lui-même et la vue de ses armoiries lui faisaient toujours l'effet d'un chiffon rouge promené sous le nez d'un taureau grincheux. Mais la lettre qui accompagnait l'envoi n'était pas de la main du prince. C'était Jean Van Eyck lui-même, qui l'avait écrite :
« Celui qui est toujours votre ami fidèle est heureux de pouvoir vous le dire sans passer pour un traître et de vous souhaiter un doux Noël dans un pays où les frères ont cessé de se haïr. Acceptez, par grâce, cette Annonciation qui vous ressemble et qui se veut celle de la paix. La mémoire de votre humble serviteur lui a servi de modèle pour l'exécuter... ainsi que son cœur. Jean. »
L'œuvre était charmante, la lettre aussi. Catherine, les larmes aux yeux, accepta l'une et l'autre non sans remarquer en rougissant :
— Je ne suis plus si jeune... ni si belle.
— Jeune, tu le seras éternellement, avait alors grogné Arnaud, et belle tu l'es chaque jour un peu plus. Mais je suis heureux de voir cette jeune fille entrer dans ma maison car c'est ainsi que tu aurais dû y pénétrer si je n'avais été si stupide...
Et l'Annonciation avait pris place dans l'oratoire où, chaque matin et chaque soir, Catherine venait s'agenouiller un instant devant elle.
C'était une manière comme une autre de se retremper dans sa jeunesse et elle y trouvait toujours la même joie. Le petit Michel, lui, adorait cette image où sa mère et la reine du Ciel se confondaient sur le bois comme elles se confondaient un peu dans son esprit.
En pénétrant dans la minuscule chapelle, le regard de Catherine, tout naturellement, chercha le tableau, s'accrocha au sourire de l'ange et le charme quotidien opéra : elle se sentit mieux, plus forte et l'esprit plus libre, comme si le divin adolescent lui avait insufflé un peu de son ardeur à vivre.
Silencieusement, elle vint s'agenouiller auprès de l'abbé, joignant ses mains froides sur l'accoudoir de velours du prie-Dieu.
Sentant sa présence, il tourna la tête vers elle, fronça les sourcils et constata :
— Vous êtes bien pâle. Ne feriez-vous pas mieux de rester au lit ?
— Je me reproche déjà le temps que m'a fait perdre ma faiblesse de cette nuit. Il ne m'est plus possible, sachant ce que je sais, de rester au lit. Je ne sais pas s'il me sera encore permis de dormir tant que l'angoisse ne m'aura pas quittée. Voyez-vous, mon Père, quand j'ai su ce que ces... gens ont machiné pour nous perdre, il m'a semblé que la vie se retirait de moi et que...
— Cessez donc de chercher des excuses à votre souffrance, Dame Catherine ! Moi-même, j'ai vacillé un moment, je l'avoue, devant une perfidie si profonde, mais c'est peut-être l'indignation que j'en ai éprouvée qui m'a permis de prendre votre suite sans faiblesse... et sans pitié. Gervais Malfrat n'a fait aucune difficulté pour avouer tout ce que nous désirions savoir. Et sa peau est intacte.
En quelques phrases, Bernard de Calmont d'Olt mit la châtelaine au courant de ce que ses vassaux savaient déjà en y ajoutant la fin lamentable d'Augustin Fabre.
— Il nous reste, fit-il en manière de conclusion, à essayer de retrouver Azalaïs, si la chose est encore possible... et à statuer sur le sort de Gervais. Maintenez- vous la sentence de mort que vous lui avez annoncée ?
— Vous savez bien que je n'ai pas le choix, Votre Révérence !
Personne, ici, ne comprendrait que je fasse grâce et personne ne me le pardonnerait. Je crois que nos gens auraient l'impression qu'on les trahit. Et ce serait inciter Martin Cairou à frapper lui-même, ce qu'aucune force humaine ne pourrait l'empêcher de faire. C'est donc son âme, à lui, que je mettrais en péril si je me laissais aller à une pitié, d'ailleurs parfaitement injustifiée. Gervais sera pendu ce soir.
— Je ne peux vous donner tort et je sais ce qu'il vous en coûte.
J'enverrai l'un de mes frères au donjon, tout à l'heure, pour le préparer à mourir. Mais ce n'est pas cela, n'est-ce pas, qui vous tient le plus à cœur ?
— Non, murmura sourdement la jeune femme. Le péril qui menace mon époux est trop grand. À cette heure, le bâtard d'Apchier galope sur la route de Paris, portant ce que vous savez. Il faut le rattraper. Songez qu'il n'a que trop d'avance.
Quatre jours ! Une avance possible à rattraper si le Ciel est avec nous et si Gonnet rencontre des obstacles sur sa route. Dieu sait qu'il n'en manque pas sur les grands chemins de ce malheureux pays ! Mais notre envoyé ne serait pas davantage à l'abri des mêmes obstacles. Je ne vous cache pas, mon amie, que depuis les aveux de Gervais je ne cesse de tourner et de retourner ce problème dans ma tête... un problème d'autant plus ardu que nous n'avons pas, comme les Apchier, la possibilité de quitter la ville comme nous voulons. Nous sommes assiégés, hélas !
— Tout porte à croire que le siège n'a pas empêché Azalaïs de nous fausser compagnie. Ce qu'une femme a réussi, pourquoi donc un homme ne l'accomplirait-il pas ?
— C'est exactement ce que sont venus me dire quelques-uns de vos vassaux... le jeune Bérenger en tête. Ce garçon, qu'une bataille fait pâlir, n'en est pas moins prêt à courir sus tout seul à un guerrier aussi redoutable que le bâtard pour sauver messire Arnaud. Il prétend n'avoir aucune difficulté à évoluer le long d'un rempart au bout d'une corde et je l'ai laissé piaffer dans la cour attendant votre réponse.
— Ma réponse ? fit Catherine amèrement. Demandez-la au cadavre de Fabre qui va se défaire sous nos yeux, livré aux bêtes et aux intempéries pendant des jours ! Bérenger n'est qu'un enfant : je ne veux pas le sacrifier.