Il la regarda sévèrement, puis articula :
— C'est votre époux qui n'aura plus la moindre chance de vivre décemment si vous ne restez ici. D'ailleurs, je vous donne le choix : ou ces messieurs partent sur l'heure, sans vous, et je ferme les yeux, ou bien j'appelle le guet et les fais arrêter dans la minute.
Vaincue, Catherine, qui s'était relevée, se laissa choir de nouveau sur le banc.
— Partez, mes amis, soupira-t-elle... mais, je vous en conjure, Renaud, dites à mon époux...
— Que vous l'aimez ? Sapristi, Dame Catherine, vous ferez ça beaucoup mieux que moi. A bientôt ! Prenez soin de vous et laissez-nous faire.
En quelques secondes l'auberge, pleine à craquer la minute précédente, se vida tumultueusement comme un tonneau dont on a lâché la bonde.
Les chevaliers d'Auvergne envahirent la rue Saint- Antoine, enfourchèrent leurs chevaux et sans même crier « gare ! » lancèrent au galop leurs lourdes montures qui fauchèrent passants et animaux, semant la terreur sur le passage de leur furieuse cavalcade. Bientôt il n'y eut plus, au pied des tours de la Bastille et sous la voûte de la porte Saint-Antoine, qu'un épais nuage de poussière qui retomba lentement tandis que les victimes des Auvergnats se relevaient en maugréant.
Catherine et Tristan, qui étaient venus jusqu'au seuil de l'auberge pour assister à ce départ en trombe, regagnèrent la grande salle. Mais la dame de Montsalvy ne rentrait qu'à regret.
— Pourquoi m'avez-vous empêchée de les suivre ? reprocha-t-elle.
Vous savez bien que je ne veux pas rester ici un moment de plus.
— Vous y resterez cependant... cette nuit pour reprendre encore un peu de force. Demain, je vous en fais promesse, vous partirez, mais pas pour l'Auvergne où l'on n'a aucun besoin de vous.
— Pour où, alors ?
— Pour Tours, mon enfant. Pour Tours où le Roi se rendra dans la semaine et où se célébreront dans un mois les noces de Monseigneur le Dauphin Louis avec Madame Marguerite d'Ecosse ! C'est là que vous serez le plus utile à votre époux, car seul le Roi peut faire grâce quand le Connétable a condamné. Allez au Roi, Catherine ! Les noces d'un prince sont le moment le plus favorable pour obtenir une grâce difficile. Il faut à Montsalvy des lettres de rémission si vous ne voulez pas qu'il vive proscrit.
— Me les accordera-t-on ? murmura la jeune femme sceptique. Le Connétable, vous venez de le dire, a condamné Arnaud.
— Il ne peut pas faire autrement, car il est au milieu de ces Parisiens chatouilleux qui vont crier comme veaux à l'abattoir. Mais, les réactions des Parisiens, le Roi s'en moque peu ou prou. Il n'a pas gardé d'eux si bon souvenir. Il leur a pardonné, certes, mais du bout des lèvres et vous pouvez constater qu'il n'est pas tellement pressé de les venir voir. Si vous savez le lui demander, il fera grâce. On oubliera quelque temps Montsalvy dans ses montagnes et tout sera dit. Il s'en tirera avec une légère peine d'exil dans ses terres, destinée surtout à marquer une sanction quelconque et, dans un an, il reviendra à la Cour où tout le monde l'embrassera, le Connétable tout le premier !
A mesure que son ami parlait, Catherine sentait son cœur se dégonfler. En quelques mots, quelques phrases optimistes, il avait éclairci son horizon, chassé les nuages et ramené l'espoir.
Une gratitude infinie prenait peu à peu la place de l'anxiété dans l'âme de la jeune femme. Elle comprenait l'étendue de l'amitié de Tristan, dont le devoir, de stricte observance, eût été d'empêcher les Auvergnats de partir par tous les moyens, car ils n'avaient pas caché leur intention de suivre le fugitif dans l'unique but de parfaire son évasion et de lui permettre de regagner son domaine sain et sauf.
Dans un geste charmant, elle prit la main du Flamand et l'appuya contre sa joue.
— Vous savez toujours mieux que moi ce qu'il est bon de faire, ami Tristan ! Je devrais le savoir depuis longtemps et, au lieu de me rebeller sans cesse contre vos conseils, je ferais beaucoup mieux de les suivre sans même chercher à comprendre.
— Je n'en demande pas tant. Mais puisque vous êtes en de si bonnes dispositions, demandez donc à Renaudot de nous servir à dîner ! J'ai si faim que je mangerais mon cheval.
— Moi aussi, fit Catherine en riant. Quant à Bérenger... Mais, au fait, où est-il celui-là ? Je ne l'ai pas vu de la matinée et j'avoue que je l'avais oublié.
— Je suis là ! fit une voix lamentable qui avait l'air de sortir de l'énorme cheminée où mijotait doucement une énorme potée de choux au lard.
Quelque chose s'agita dans le renfoncement, ménagé de chaque côté de l'âtre et agrémenté d'un banc de pierre où l'on pouvait s'asseoir pour se chauffer. La mince silhouette du page, serrée dans son surcot de laine brune, émergea de l'ombre et s'avança vers la lumière pauvre dispensée par les petits carreaux.
— Çà, Bérenger, s'indigna Catherine, où étiez-vous passé ? Ce matin, je vous ai cherché, attendu, et...
Elle s'arrêta tout net, saisie de la tristesse profonde qui marquait le jeune visage. Le dos rond, la tête basse, les coins de ses lèvres s'abaissant spasmodiquement comme s'il allait pleurer, Bérenger était l'image même du chagrin.
— Mon Dieu ! Mais qu'avez-vous ? On dirait que vous avez perdu un être cher.
— Laissez, ma chère, coupa Tristan. Je crois que je sais de quoi il s'agit !
Puis, s'adressant au garçon « désolé » :
— Est-ce que vous êtes arrivé trop tard ? Lui était-il arrivé... quelque chose ?
Bérenger fit non de la tête, puis comme à regret :
— Rien, messire ! Tout a très bien marché. J'ai donné la lettre que vous m'aviez remise et on l'a relâché immédiatement.
— Alors ? Vous devriez être content ?
— Content ? Oui... bien sûr ! Oh, je suis content, messire, et je vous ai grande gratitude mais...
— Si vous me disiez de quoi il s'agit? protesta Catherine, qui avait suivi avec étonnement le dialogue, pour elle parfaitement obscur, du page et du Prévôt.
— D'un étudiant turbulent, un certain Gauthier de Chazay que vous avez vu arrêter hier et auquel ce garçon s'intéressait...
Tristan raconta alors comment, la veille au soir, quand il était revenu à l'auberge pour annoncer à Catherine son audience du lendemain, le jeune Roquemaurel lui avait parlé, fort timidement d'ailleurs, de l'échauffourée dont lui-même et sa maîtresse avaient été témoins quelques heures auparavant dans les environs du Petit Châtelet. Il avait dit l'intérêt de Madame de Montsalvy pour l'étudiant roux et la promesse qu'elle avait faite de tenter quelque chose pour essayer de tirer d'affaire un paladin aussi manifestement preux et dévoué au service des dames. Promesse qui, tout naturellement, lui était sortie de l'esprit, chassée par de plus graves soucis mais que lui, Bérenger, dans son admiration spontanée pour sa « lumière du monde », n'avait pas oubliée.
Pensant vous faire plaisir à tous les deux, conclut Tristan, j'ai donc fait porter ce matin à ce garçon, pour qu'il ait le plaisir de procéder lui-même à la libération, un ordre d'élargissement en faveur du sieur Chazay que messire de Ternant n'a d'ailleurs fait aucune difficulté pour me délivrer à titre amical. Aussi suis-je un peu surpris de la mine longue que fait votre page. Je ne vous cache pas que je pensais le trouver attablé ici, ou en quelque autre cabaret, en train de s'enivrer superbement avec son nouvel ami pour fêter l'événement.
— On dirait que vous vous êtes trompé ! Si vous nous expliquiez ce qui s'est passé exactement, Bérenger, au lieu de nous regarder avec des yeux gros de larmes ? Est-ce que ce garçon n'était pas content d'être délivré ?
— Oh si ! Il était très content. Il m'a demandé qui j'étais et comment je m'étais débrouillé pour le tirer de prison. Je le lui ai dit.