— Nul ne doit forcer la main du Roi, Sire... c'est crime de lèse-majesté ! Avez-vous donc oublié, doux ami, les recommandations de votre bonne mère ? Il faut être ferme, Sire ! Il faut maintenir votre autorité... à tout prix ! Sinon, jamais vous ne deviendrez le grand souverain que vous devez être.
Catherine s'était retournée et regardait de tous ses yeux. Sur la jonchée de fleurs fraîches qui couvrait les dalles de pierre, une créature de rêve s'avançait lentement. Longue, mince, souple, c'était une jeune fille qui pouvait avoir dix-sept ans. De longs cheveux, d'un châtain doré qui n'atteignait pas tout à fait les tons roux mais se moirait d'or, tombaient d'une couronne de roses pâles sur des épaules d'une blancheur de lait que le large décolleté d'une robe de taffetas couleur d'azur découvrait généreusement, ainsi que la plus grande partie de deux seins ronds, fermes et neigeux qui semblaient, à tout instant, sur le point de jaillir de leur prison de soie bleue.
Les yeux, très grands sous de longs sourcils minces, étaient de la même teinte céleste. Le front était légèrement bombé, les joues arrondies, la bouche, petite et rouge, ronde comme une cerise mais, surtout, la nouvelle venue possédait la peau la plus blanche, la plus fine et la plus transparente qui fût. C'était elle qui lui donnait cet éclat un peu irréel démenti par l'épanouissement voluptueux du corps.
Consciemment ou inconsciemment, cette fille était un vivant, un continuel appel à l'amour.
Le visage du Roi s'était transfiguré. Comme un page amoureux, il courait vers la belle enfant, saisissait ses deux mains qu'il couvrait de baisers frénétiques. Elle l'accueillit tranquillement, avec un doux sourire.
— Agnès ! Mon cher cœur ! Vous voici donc... Je vous croyais encore au verger à profiter de ce beau soleil.
Elle eut un rire qui ressemblait au roucoulement d'une colombe.
— Le beau soleil noircit la peau et rougit les yeux, mon doux sire... et puis, je m'ennuyais de vous.
— Comme elle a bien dit ça ! Tu t'ennuyais, mon bel ange, et moi, alors, que faisais-je ? Je languissais, je mourais, car une minute sans toi c'est un siècle d'enfer. Une seule minute sans presser ta main, sans baiser tes lèvres...
Pétrifiée, Catherine regardait cette scène d'amour inattendue. Qui était cette fille dont le Roi semblait fou ? Car il n'y avait pas d'autre terme à appliquer au sentiment qu'exprimait le regard ardent dont il l'enveloppait, ces mains tremblantes qui cherchaient la rondeur de la taille, la gorge offerte.
Son regard, à elle, était lumineux et gai, mais d'une douceur qui dissimulait la domination, une douceur que Catherine jugea dangereuse.
Peut-être la bienséance eût-elle voulu que la dame de Montsalvy se retirât sur la pointe des pieds, car Charles maintenant avait pris Agnès dans ses bras et l'embrassait longuement. Mais elle comprit que, si elle partait, elle ne pourrait plus obtenir une nouvelle audience. Aussi attendit-elle que le baiser eût pris fin pour murmurer respectueusement, mais fermement :
— Sire ! Ne me donnerez-vous point cette lettre que j'implore ?
Charles tressaillit comme un homme que l'on réveille. Il lâcha sa belle amie et tourna vers Catherine un visage mécontent.
— Vous êtes encore là, Madame de Montsalvy ? Je croyais vous avoir fait entendre ma volonté ? Voyez Richemont ! Mais je ne peux rien !
— Sire ! Par pitié...
Non. J'ai dit non et ce sera non ! Je commence à être las de faire grâce à votre époux, Madame ! Souvenez-vous qu'ici même, dans cette salle, j'ai fait brûler par la main du bourreau l'édit qui le condamnait jadis. 11 aurait dû s'en souvenir avant de commettre de nouvelles sottises. Il est de ceux qui se croient tout permis et j'entendsvmoi, qu'il apprenne à obéir. Vous entendez, Madame ? A obéir !... Je vous salue, Madame...
Et, saisissant sa belle amie par la taille, Charles VII s'éloigna" à grands pas vers la porte qui conduisait au verger du château.
Catherine, à peine cette porte franchie, les entendit rire et cela lui fit mal. C'était comme s'ils se moquaient d'elle ! Tirant son mouchoir de sa manche, elle essuya ses yeux, se moucha et, lentement, se dirigea vers la grande porte, celle qui menait directement à la cour.
Cette salle énorme, avec ses murs de six mètres de haut, tendus d'immenses tapisseries, sa cheminée monumentale où, pour le moment, s'entassaient des genêts fleuris, lui fit l'effet d'un décor de cauchemar. Elle ressemblait, dans son immensité, à ces chemins interminables qui, dans les rêves, s'ouvrent devant vous, ces chemins qui s'allongent à mesure que l'on marche et qui n'aboutissent jamais nulle part qu'à un douloureux réveil.
Celui-là s'achevait par une double porte de chêne et de bronze gardée par deux statues de fer, impassibles et comme désincarnées qui, d'un geste machinal, ouvrirent les deux battants lorsque Catherine approcha.
La cour ensoleillée du château de Chinon apparut au bas des larges degrés d'un grand perron. Comme autrefois, les archers écossais veillaient aux portes et aux créneaux, avec les plumes de héron de leurs bonnets qui bougeaient doucement au vent du soir. Tout aurait pu être comme jadis, comme ce jour où Catherine avait gravi ce même perron, annoncée par les longues trompettes d'argent pour recevoir de ce même roi, dans cette même salle, l'annulation d'une injuste condamnation.
Les murs étaient les mêmes, le temps était le même, l'air était le même et le soleil aussi, mais ce jour-là Tristan l'Hermite escortait Catherine et, en haut de ces marches, la reine Yolande l'attendait pour la mener elle- même, à travers toute la Cour assemblée et respectueuse, vers le trône royal. Ce jour-là, Catherine avait triomphé alors qu'aujourd'hui elle allait quitter ce château seule et désemparée, ne sachant plus que faire ni où aller...
Au bas des marches, elle retrouva Gauthier et Bérenger qui l'attendaient avec, en main, les brides des chevaux. Leurs regards interrogateurs l'avaient saisie dès qu'elle était apparue et ne la quittaient plus. Pourtant, son visage défait leur avait déjà répondu.
— Alors ? demanda Gauthier à sa manière brusque. Il refuse ?
Malgré sa peine, Catherine, machinalement, reprit le garçon :
— Le Roi refuse ! Oui, Gauthier... c'est ainsi ! Il dit qu'il ne se reconnaît pas le droit de faire grâce quand le Connétable juge ! Que Monseigneur de Richemont est seul maître de ses soldats et de ses capitaines. Il dit... oh ! est-ce que je sais seulement ce qu'il dit ? Une chose encore est certaine : je n'ai rien à attendre du Roi. Je dois retourner à Paris, supplier encore le Connétable... à moins qu'il ne soit déjà trop tard.
— Retourner à Paris ? s'écria Gauthier. Se moque- t-il ? Et est-ce ainsi qu'un roi doit traiter une noble dame dans la douleur ? Mort-Dieu, quel roi est-ce là ? Son conseil est celui d'un fou... non d'un homme sensé ! Pense-t-il que vous allez passer votre vie à galoper sur les grands chemins entre Paris et ici ?
La colère de son écuyer amena un pâle sourire aux lèvres de Catherine, car elle y trouvait un réconfort. Mais elle lui fit baisser le ton de crainte d'attirer l'attention des gardes.
Ce fut alors Bérenger qui prit la parole :
— Ne retournons pas à Paris, Dame Catherine ! Pour quoi faire ?
Messire Arnaud n'y sera pas revenu. Mes frères l'auront retrouvé, délivré, ramené à Montsalvy. Pourquoi aller encore vous humilier, supplier en vain ? Ces gens-là se moquent de nous. Rentrons chez nous ! Allons retrouver messire Arnaud, le petit Michel et le bébé Isabelle... et, dans nos montagnes, attendons que le Roi veuille bien nous faire justice. Et s'il refuse, nous saurons bien lui tenir tête.
Gauthier regarda son jeune compagnon avec admiration.
— Mais c'est qu'il parle comme un livre ! Tu as raison, garçon, rentrons dans ton pays. Je ne le connais pas, mais je ne demande qu'à faire connaissance. Quelque chose me dit que j'y serai heureux. En tout cas, nous n'avons pas eu raison de venir ici.