— Tu l'as vue ? Et sur le bûcher de Rouen, quand le bourreau a écarté le feu pour que tout le monde puisse s'assurer que c'était bien elle, tu ne l'as pas vue, peut- être ? Moi, c'est une vision que je n'oublierai jamais. Ce pauvre corps dénudé par la flamme, rouge et sanglant ! Et ce visage aux yeux clos, déjà, inerte... mais encore intact ! Ce n'était pas elle, peut-être ?
— C'était une autre ! Une fille qui lui ressemblait. On l'a fait fuir.
— Par où ? Par le souterrain où tu l'attendais à Saint- Maclou ou par je ne sais quel trou dans la prison où les Anglais la gardaient à vue ? Si quelqu'un avait dû faire fuir Jeanne, cela aurait été nous, nous qui étions sur place et qui avions toute l'aide qu'il était possible d'avoir !
C'est toi, Arnaud, qui es victime d'une ressemblance...
— Ce n'est pas vrai ! Les frères de Jeanne, les seigneurs du Lys, l'ont reconnue eux aussi !
— Ceux-là ! fit Catherine avec mépris. Ils reconnaîtraient n'importe qui pour que la manne qui est tombée sur eux du fait de leur sœur continue de pleuvoir. On les a décrassés, ces vilains, enrichis, anoblis, tandis que la malheureuse Jeanne périssait dans les flammes.
Pourquoi donc n'étaient-ils pas à Rouen, avec nous, pour essayer de la tirer de là ?... Je ne crois pas à ces reconnaissances-là ! Quant à toi, tu es comme bien d'autres : tu souhaites tellement la revoir, que tu te laisses prendre à une ressemblance vague..
— C'est elle trait pour trait. Je la connaissais bien.
— Moi aussi je la connaissais bien. Et je monterais à l'échafaud s'il le fallait, en jurant que j'ai vu, de mes yeux vu, Jeanne d'Arc mourir sur le bûcher. D'ailleurs, ajouta-t-elle en se rappelant tout à coup les paroles d'Arnaud tout à l'heure, que m'as-tu dit, il y a un instant ? Tu la sers, dis-tu ? Et mieux que jamais ? Elle t'a béni ?... C'est avec sa bénédiction alors que tu pilles, que tu brûles, que tu supplicies, que tu transformes la maison de Dieu en étable et en bordel ? Et tu oses me dire que cette aventurière est Jeanne ?
— Nous la vengeons ! Bourgogne l'a livrée, Bourgogne doit payer !
— Pauvre imbécile ! cria Catherine hors d'elle. Tu as déjà vu Jeanne réclamer vengeance ? Pousser les hommes d'armes à tuer les petites gens ? Et si vous tenez tellement à la venger, que n'allez-vous attaquer Jean de Luxembourg ? C'est lui qui l'a livrée et il a même refusé de signer le traité d'Arras. Voilà un ennemi, un vrai ! Mais il est coriace, Luxembourg ! Il est puissant. Il a de grosses villes fortes, des soldats qui savent se battre. C'est moins facile que de massacrer de pauvres paysans sans défense. Ah ! elle est jolie, votre Pucelle de carrefour ! Et vous, les héros, vous avez bonne mine !
— Quand tu la verras, tu changeras d'avis ! Mais... au fait...
Et Arnaud tourna vers sa femme un regard où le reflet d'une idée venait de passer. Une idée bien simple et bien naturelle cependant, mais qui, chose étrange, ne lui était pas encore venue, pris qu'il était par l'ardeur de leur dispute.
— Au fait, quoi ?
— Voudrais-tu me faire la grâce de me dire ce que tu fais par ici ?
Où vas-tu ?
La voix d'Arnaud s'était chargée d'une inquiétante douceur, mais Catherine n'y prit pas garde.
— Je te l'ai dit : au chevet de ma mère mourante !
— À... Dijon, alors ?
— Mais non. Elle n'y est pas ! Mon oncle a pris pour femme une gourgandine et ma mère a été obligée de quitter la maison.
Ermengarde lui a offert l'hospitalité. Je croyais, d'ailleurs, te l'avoir dit : elle est à Châteauvillain !
— À Châteauvillain ? Vraiment ?... Eh bien, vois-tu, ma chère, je l'aurais juré !
Les yeux rétrécis, il avait l'air de la guetter comme un chat en face de la souris qu'il va croquer. Dans son visage mal rasé, sa bouche avait un sourire à babines retroussées qui lui donnait l'air féroce.
N'y comprenant rien, Catherine le regarda avec stupeur :
— Tu l'aurais juré ?...
Brusquement, il se détendit comme un ressort, bondit sur elle et la saisit à la gorge.
— Oui, je l'aurais juré ! Et je sais maintenant que tu n'es qu'une garce ! Et la pire de toutes. Tu crois que je ne sais pas qui t'attend à Châteauvillain, qui tu vas rejoindre ? Hein ?...
— Lâche-moi ! hoqueta la jeune femme à demi étranglée. Tu... me fais mal ! J'étouffe...
— Tu ne m'auras pas, cette fois, maudite femelle ! Quand je pense que j'ai failli me laisser prendre à tes raisons, à tes larmes, quand je pense que je me faisais des reproches... que j'avais honte, oui, honte.
Et, pendant ce temps, tu pérorais, tu m'accablais de ton mépris avec, derrière ton sale petit front têtu, l'idée de me berner pour pouvoir rejoindre ton amant!...
— Mon a...mant ? râla Catherine, mais... quel...
— Le seul, le vrai, l'unique : le duc Philippe que l'on a vu arriver en cachette avec une petite escorte, voici cinq jours, chez cette maquerelle d'Ermengarde que le Diable crève ! Hein ? Qu'est-ce que lu dis de ça ?... Moi aussi je sais des choses, tu vois ?
Inerte, à demi inconsciente et cherchant désespérément l'air qui lui échappait, Catherine s'abandonnait aux mains qui la maltraitaient sans plus opposer de défense qu'une poupée de son. Ce fut une petite voix, tremblante mais claire, qui se fit entendre derrière le dos de Montsalvy et qui lui répondit :
— Je dis que vous avez menti, messire Arnaud, que le duc de Bourgogne n'est point ici... et que vous êtes en train d'étrangler votre bonne épouse !
Les mains d'Arnaud s'ouvrirent machinalement, lâchant Catherine qui glissa sur la terre humide. Se retournant, il regarda le groupe qui venait d'apparaître à la porte de la grange : Bérenger et un garçon roux, ficelés et trempés comme des soupes, que quatre de ses hommes maintenaient entre eux.
C'était le page qui avait parlé, poussé par une indignation plus forte que la terreur que, toujours, son seigneur lui avait inspirée.
Arnaud croisa les bras et considéra le groupe avec un étonnement qu'il ne cherchait pas à dissimuler.
— Le petit Roquemaurel ! Mais qu'est-ce que tu fais là, morveux ?
L'adolescent redressa la tête et, fièrement, déclara :
— Quand vous êtes parti, seigneur comte, j'étais déjà le page de Dame Catherine. Je le suis toujours et je l'ai suivie partout où elle a été, pour l'aider et la servir de mon mieux ! Mais vous, messire... êtes-vous toujours celui qu'elle aimait tant ?
Sous le regard clair de l'enfant, Arnaud rougit et détourna les yeux.
Ce gamin avait le pouvoir de le mettre mal à l'aise et le reproche, la déception, qu'il pouvait lire aisément sur cette jeune figure fatiguée le gênaient.
— Mêle-toi de ce qui te regarde ! grogna-t-il. Les affaires des grandes personnes ne sont pas faites pour les moutards. Et celui-là, ajouta-t-il en désignant Gauthier, muet jusqu'à présent, qui est-il ?
L'étudiant se redressa et, un pli dédaigneux à la bouche, il lança, défiant le capitaine du regard :
— Gauthier de Chazay, écuyer au service de Madame la comtesse de Montsalvy, que Dieu veuille garder de tout mal et délivrer des lâches qui osent la maltraiter !
La main d'Arnaud s'abattit sur la joue du jeune homme qui vacilla sous le choc.
— Tiens ta langue, si tu veux vivre, mon garçon. Si tu es à son service, tu es d'abord au mien. Je suis le comte de Montsalvy et j'ai le droit de battre ma femme.
— Vous... son époux ?
Incrédule, il se tournait vers Bérenger qui maintenant pleurait de chagrin, de rage et d'impuissance en constatant que Catherine ne se relevait pas. Le page eut un sanglot désespéré.
C'est vrai... C'est malheureusement vrai. Et maintenant... il l'a tuée !
Ma pauvre maîtresse... si bonne... si douce... si belle.