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— Et les bergers ? s’étonna Miche.

— Les crochefaces s’adaptèrent peu à peu au corps humain. Ils ne causaient au début qu’une simple gêne, comme une mauvaise mycose.

— Puis les symptômes s’aggravèrent, comprit Rigg. Quelle est leur vitesse de mutation ?

— Rapide. Et ils ne s’adaptent pas à l’aveuglette, précisa Vadesh. On parle là d’une créature fascinante, incroyablement maligne. Sans aller jusqu’à “intelligente” non plus. »

Pour la première fois, Rigg lut dans les yeux de Vadesh autre chose que de l’intérêt, aussi vif soit-il, pour ces créatures : de la passion.

« Ils ne peuvent se fixer à leurs hôtes qu’en milieu aqueux, poursuivit-il sur sa lancée. Une fois portés par un organisme aérobie, ils perdent la faculté de respirer dans l’eau. Ils tirent alors leur oxygène du sang de leurs hôtes. Vous savez ce qu’est l’oxygène ?

— La partie respirable de l’air », soupira Umbo.

Olivenko gloussa. Rien d’étonnant, pensa Rigg : le garde avait dévoré tous les livres de la Grande Bibliothèque d’Aressa Sessamo et Umbo étudié un temps auprès de Père.

Quant à Miche et Param, nota Rigg, ils ouvraient de grands yeux ronds. Quoi, de l’air en plusieurs parties ? Rigg se souvenait avoir eu la même réaction. Mais il doutait fort de l’intérêt d’éclaircir ce point maintenant… ou même plus tard. En quoi les sciences de l’atmosphère et la mécanique des fluides pouvaient-elles intéresser un ancien soldat reconverti en tavernier et une princesse en cavale ?

Cette question, Rigg se l’était appliquée à lui-même des centaines de fois au cours de ses années d’apprentissage à travers bois avec Père, estimant que seul lui servait de savoir piéger, capturer et écorcher le gibier. Des heures à massacrer les langues étrangères et à se plonger dans l’économie, la finance, le droit… tout cela pour quoi ? Pour survivre, tout simplement. Mais cela, il ne l’avait compris qu’à la mort de son protecteur, au cours de son exil forcé.

Le jeune trappeur entreprit donc d’expliquer que l’air, invisible, se composait en fait de minuscules particules de différentes natures. Peine perdue, au vu du manque d’entrain manifeste de Miche et de Param.

Rigg écourta la leçon pour réfléchir en silence à cette histoire de parasites. Première info : ils s’accrochaient aux humains dans l’eau, mais ne pouvaient plus respirer ensuite. Pas grand-chose à en tirer, a priori. Mais toujours bon à prendre : les petits détails finissaient toujours par faire la différence, selon Père.

Un an sans lui, songea Rigg, et pourtant il est toujours là, dans ma tête. Mon prétendu père – et présumé ravisseur. Même mort, il me dicte mes pensées.

Tout à ses réflexions, le jeune homme ne vit pas venir le bâtiment au loin. Les reflets métalliques de la bâtisse n’échappèrent pas à l’œil alerte de Miche. « On dirait la Tour d’O », lança l’ancien soldat.

L’édifice fièrement dressé vers le ciel semblait en effet bâti du même matériau. Mais la comparaison s’arrêtait là. L’aiguille perdue dans les nuages n’y était pas, la forme d’ogive non plus. Et tous les autres bâtiments autour culminaient tout au plus à mi-hauteur de la majestueuse tour.

L’ensemble en imposait néanmoins. Il ne fallut pas moins de deux heures au petit groupe pour arriver à son pied, qui marquait en fait l’entrée d’une ville. La similarité des matériaux se confirmait.

« Comment ont-ils pu utiliser cette… substance ? s’interrogea Miche. Des tas de gens ont tenté de forcer la Tour d’O ces dernières années, mais ni le feu ni les coups de burin n’ont pu entamer sa surface.

— Qui chercherait à faire cela ? s’indigna Umbo.

— Les hommes assoiffés de pouvoir, et prêts à tout pour en faire étalage, répondit Olivenko. Tous ceux à qui la tour fait de l’ombre depuis des millénaires. »

Rigg en avait presque oublié que s’il devait trouver des traces quelque part, c’était ici, dans les faubourgs d’une cité. Il se décida à chercher en entendant Olivenko parler de « millénaires »… et il perçut ce qui lui avait échappé sur les berges de la rivière : des traces humaines. Aucune ne datait de moins de dix mille ans.

« Quand la ville fut-elle abandonnée ? s’enquit-il.

— La ville n’a pas été abandonnée, démentit Vadesh.

— Elle en a tout l’air. Personne n’est venu ici depuis des lustres, fit remarquer Rigg.

— Si, moi », contesta le sacrifiable.

Toi, tu n’es pas humain, mourut d’envie de lui rétorquer Rigg. Tu es une machine ; tu ne laisses pas de traces. Ta présence même est un vide. Il jugea ces paroles trop blessantes pour les laisser franchir ses lèvres… puis trouva son attitude grotesque. Si Vadesh n’était réellement qu’une machine, sa méchanceté ne l’atteindrait pas.

« Que sont devenus les habitants dans ce cas ? le questionna Param.

— Les gens ne font que passer en ce monde, vous savez. Ils sont aussi éphémères que leurs villes », philosopha le sacrifiable.

La réponse de Vadesh ne faisait guère avancer le débat, mais Rigg s’en contenta. À défaut de lui faire confiance, autant lui laisser croire.

« Et… il y a de l’eau ici ? relança Miche. Parce que je commence à me dessécher sérieusement.

— Je pensais que les fantassins buvaient leur urine, commenta Olivenko.

— Nous faisons dans les timbales, rectifia Miche, mais seulement quand les officiers de la garde civile ont une petite soif. »

Au grand soulagement de Rigg, Olivenko se fendit d’un sourire jusqu’aux oreilles et Miche éclata de rire. L’orage était passé… mais pour combien de temps ? Combien d’épreuves communes leur faudrait-il encore pour faire enfin la paix ?

Donc, les habitants de cette ville avaient fui. Rigg passa en revue les traces : elles indiquaient un exode massif hors de la ville. Il n’eut pas le temps d’en apprendre davantage. Vadesh venait de les convier à l’intérieur d’une bâtisse basse de pierre brute, buriné par les siècles.

« Quelqu’un vivait ici ? demanda Umbo.

— C’est une usine, lui apprit Vadesh.

— Où s’asseyaient les ouvriers ? Je ne vois aucun poste de travail, s’étonna Olivenko.

— Elle fonctionnait sans, ou presque, précisa Vadesh. Et tout est en sous-sol. Je la remets parfois en route… en cas de nécessité. Ses… produits me servent. Il y a ici une source d’eau potable. Les contremaîtres, mécanos et porteurs s’y désaltéraient autrefois. »

Le sacrifiable les guida ensuite le long d’une allée, puis à travers une chambre sombre. Ils émergèrent enfin, après une ultime porte, dans une salle lumineuse au plafond embrasé de mille feux, comme au sommet de la Tour d’O.

Le spectacle laissa les visiteurs bouche bée, sauf Rigg, dont l’attention continuait à se porter sur les traces – éparses et sans âge dans cette pièce. Cette usine avait tourné deux, trois décennies au maximum. Le temps de la bâtir et de l’abandonner ; le travail d’une même génération.

Vadesh posa la paume sur un épais pilier de pierre. Un ruissellement se fit immédiatement entendre à l’intérieur. Au second contact de la main, un bloc coulissa. Une auge de pierre, d’une taille à mi-chemin entre la chope et la bassine. Il la tendit à Miche.

« Pour le plus assoiffé d’entre nous, le pria-t-il.

— Elle est potable au moins ? s’inquiéta Rigg.

— L’eau est filtrée par la pierre. Il est peu probable qu’un parasite passe au travers. »