Elle vit son coup d’œil et le salua respectueusement. Elle souriait. Son père, l’humanoïde glacial, le surprit également, mais il ne bougea pas un muscle.
Devant le regard admiratif de la fille, Moy se sentit honteux. Il détestait l’idée de jouer devant elle. Il se sentait comme un animal dressé, un triste bouffon. Il eut de nouveau envie d’interrompre la représentation. Tout cela était une farce ; il n’était pas un artiste, mais un pauvre mercenaire…
Le silence se prolongea. Le public cétien attendait, prenant ce retard pour une pause dans le spectacle. Moy se souvint du montant de l’amende s’il refusait de jouer et, prenant son courage à deux mains, il commença.
« Loué soit le Jour de l’Union, et que la prospérité s’étende aujourd’hui sur Ningando et ses habitants. »
Il avait répété son introduction mille fois et avait même recouru à l’hypnose pour la mémoriser. Une phrase dans la langue locale, sans traducteur, était idéale pour gagner d’entrée la sympathie du public.
« Mais vous devrez me pardonner si, au milieu de tant de joie, je me sens affligé. Je suis très triste… parce que l’art est mort. »
ToiGrandeBrute venait d’activer le traducteur cybernétique. Comme toujours, Moy se demanda si un artefact inerte serait capable de capter et de reproduire toutes les nuances émotionnelles et esthétiques de son discours. Il supposait que non, mais il n’avait d’autre recours que de faire confiance à ce matériel… au moins en partie.
« L’art est mort. Et ses assassins sont les holo-projections, les cyber-systèmes de tracé chromatique, les programmes d’harmonisation musicale, les simulations de danse virtuelles et tout l’attirail technologique dont l’unique fin paraît être de rendre obsolète l’habileté, voire la présence même de l’artiste. »
Il s’inclina, théâtral, comme vaincu par les circonstances. C’était le signal pour que ToiGrandeBrute lance la séquence d’activation de tous les systèmes.
« Mais l’artiste refuse que l’on se passe de lui ! Je me refuse à tomber dans l’oubli ! »
Il sauta en avant, avec une expression sauvage, et les Cétiens reculèrent légèrement. Moy réprima un sourire : il leur donnait ce qu’ils étaient venus chercher. Le sauvage humain. Le fou primitif. Le génial naïf, totalement en phase avec son subconscient, et non son intelligence.
« L’artiste ne peut mourir. Parce que tout artiste possède l’immortalité de Prométhée. Parce qu’il meurt dans chacune de ses œuvres, parce qu’il livre un morceau de sa vie dans chacune de ses créations. Parce que chaque morceau de matière qui jaillit transformé de ses mains est un délai supplémentaire qui l’arrache à l’entropie implacable. »
Moy fit demi-tour pour faire face à la machine qui commençait à se déployer.
Comme toujours, il s’extasia une seconde devant la beauté inexorable et fatale de l’artefact qu’il avait lui-même conçu. Se redressant et croissant telle la capuche d’un colossal cobra ou l’ombre envahissante d’un dragon, les articulations mécaniques se déplaçaient silencieusement, les unes au-dessus des autres, jusqu’à ce que la forme archétypale de la croix se forme. Elle s’éleva, menaçante et énorme, au-dessus de la silhouette humaine. Comme si elle attendait.
Moy se retourna pour faire face au public. Quel dommage que celui-ci ne puisse comprendre la référence chrétienne…
« L’artiste peut et doit mourir dans, pour, et par son œuvre. L’artiste est obligé de se déconstruire lui-même dans son travail. »
Il nota avec la satisfaction habituelle la brève pause lorsque le traducteur hésita sur le mot « se déconstruire ».
Déconstruction. Il aurait pu inclure le terme dans le cyber-glossaire… mais il aimait savoir que lui, un simple humain, fils d’une des cultures les moins sophistiquées de la galaxie, pouvait faire hésiter la parfaite technologie de ses maîtres.
« L’artiste est une antenne répétitrice. Un entonnoir. Il capte et absorbe la douleur du monde, puis l’insuffle dans ses œuvres. »
Il recula d’un pas, apparemment anodin mais qui était le signal convenu. La machine, comme une fleur carnivore et métallo-plastique, s’inclina et le captura.
Les Cétiens se figèrent, surpris, lorsque les entraves et les liens entourèrent les membres du corps de l’humain, semblables aux tentacules d’un polype gigantesque. Puis ils le soulevèrent à plusieurs mètres au-dessus de l’estrade, sans effort visible.
« Les œuvres de l’artiste sont ses clones et ses enfants. De son sang et de sa chair lacérée, il délivre son message. Son cri d’angoisse à un monde qui n’écoute plus d’autre voix qui ne soit celle de la douleur et du sang ! »
Moy avait hurlé d’un ton déchirant.
Les cinq premiers drains se plantèrent dans son cou, ses cuisses et ses avant-bras, visant les veines avec une précision millimétrique. Moy ressentit le coup de fouet de la douleur, aussitôt atténué par les analgésiques dont avaient été enduites les canules. Il grimaça. Nul n’est parfait. Au même titre qu’on ne peut faire une omelette sans casser des œufs, il ne pouvait réaliser son spectacle sans un peu de souffrance.
Les régulateurs de pression fonctionnèrent et cinq jets de liquide écarlate surgirent en de jolis arcs qui tachèrent tout d’abord l’estrade puis tombèrent dans de petits récipients cristallins préparés par la machine. Au moment où ceux-ci allaient déborder, l’hémorragie cessa.
Moy ferma le poing droit.
« On peut nier cette main, tenter de la remplacer par des substituts mécaniques. Mais nul appareil ne pourra égaler sa douleur fertile lorsqu’elle crée en tenant le pinceau. »
Il se tendit et respira profondément. Une autre dose d’analgésique fut injectée dans son organisme.
La scie circulaire jaillit, aussi rapide et efficace qu’une hache, sectionnant la main et la lançant en l’air. Un autre mécanisme l’attrapa avant qu’elle ne touche le sol, connectant des électrodes à ses nerfs convulsés et lui mettant un pinceau entre les doigts.
Elle se tordit, traçant des lignes sans signification sur la toile que formait l’estrade, dansant en un paroxysme incontrôlé. Puis elle ralentit, peu à peu, jusqu’à demeurer totalement immobile.
Comme d’habitude, le spectacle suscita quelques murmures dans l’assistance éduquée. Mais Moy savait que la magie était déjà en marche. C’était son public. Ses esclaves. Il les tenait dans le creux de sa main. Il pouvait faire d’eux ce qu’il voulait.
« Ce n’est pas le corps fragile et périssable de l’artiste qui transcende. Qui se soucie de la main qui trace la ligne si son génie vit dans cette même ligne ? »
Sentant une subtile reptation à l’intérieur de la jambe de son pantalon de toile grossière, Moy relâcha ses sphincters pour faciliter la pénétration des nano-manipulateurs. Il récita un mantra yogi pour combattre la nausée tandis que les minuscules mécanismes grimpaient en zigzagant le long de son intestin.
« Face à l’apparente perfection de l’œuvre, peu importe si ce fut une main, une griffe, un tentacule ou une pince qui la créa. Certains croient que l’art est l’art, qu’il vienne d’un De Vinci, d’un Sciagluk ou d’un ordinateur. »
Le public hocha la tête en signe d’acquiescement.
Moy haïssait les compositions abstraites et glacées de Morffel Sciagluk. À peine un imitateur tridimensionnel de Mondrian, à son avis. Le citer n’avait qu’un but pratique : la majorité de ces Cétiens n’avaient pas la moindre idée de qui était Léonard de Vinci, ni de ce qu’étaient La Cène ou La Joconde.