À travers le voile de la drogue analgésique, il sentit le picotement diffus des nano-manipulateurs qui pénétraient ses artères et ses capillaires, entre muscles et tendons. Des fils mobiles de la grosseur d’une molécule tissaient leur toile à l’intérieur de l’édifice de son corps. Lorsque le chatouillement atteignit son bras gauche, il déglutit. La vague d’analgésiques qui envahit son système nerveux lui prouva que ToiGrosseBrute veillait et qu’il pouvait passer à l’étape suivante sans danger.
« Mais seuls la chair et le sang, seuls l’esprit et l’organe manipulateur peuvent accoucher de l’art. Et si cette exacte conjonction n’existe pas… aucun art n’est possible… »
Il se relaxa, dans l’attente de ce qui allait suivre.
Comme toujours, l’explosion le surprit autant que le public. C’est à peine s’il ressentit de la douleur. L’accumulation de molécules explosives méticuleusement comptées à l’intérieur de son bras gauche se concentra, produisant une déflagration qui dispersa les os, les tendons et les doigts en une spectaculaire nuée sanguinolente. Par une manipulation calculée des champs de force, le nuage de ces matières qui avaient constitué son bras flotta durant plusieurs secondes, sans se disperser, jusqu’à ce que ToiGrandeBrute annule l’effet antigrav. Tout tomba alors sur l’estrade, au milieu des applaudissements frénétiques des spectateurs exaltés.
Profitant de cette pause, Moy rechercha les yeux de Kandria. Il y lut de l’admiration… et de l’horreur. Bien. À présent, elle lui appartenait autant que tous les autres. Ou davantage.
Il tendit l’oreille pour tenter de savoir si ToiGrandeBrute avait déjà connecté la matrice mécanique. Bien que cela ne soit pas réellement nécessaire : ils disposaient du meilleur modèle existant sur le marché et le processus de synthèse était très rapide. Mais il était toujours plus tranquille en sachant que si un imprévu se produisait… Il écarta l’idée et poursuivit.
« L’art est toujours une automutilation. C’est l’extraction délibérée des viscères les plus secrets : les rêves. »
Un pendule à la lame extrêmement bien aiguisée et à demi circulaire – une référence à la nouvelle d’Edgar Allan Poe que ces Cétiens ne pouvaient pas comprendre – oscilla trois fois puis ouvrit avec une précision chirurgicale la cavité abdominale de l’artiste. Les drains inversèrent automatiquement leur fonction et pas une goutte de sang ne perturba la vision des organes.
Les nano-manipulateurs avaient préalablement injecté des colorants différents dans chaque viscère, et les entrailles de Moy étaient une symphonie vive de teintes qui puisaient. La drogue analgésique circulait dans ses veines, évitant qu’il perde connaissance ou qu’il devienne fou de douleur avant le point culminant du spectacle. Mais la sensation inconfortable d’être ouvert, sans défense, étrangement exposé, n’était pas liée à la souffrance.
« Les rêves sont la substance impalpable qui donne vie, épaisseur et volume à l’œuvre d’art. Ce qui la projette loin de ses étroits cadres matériels. »
Moy ferma la glotte, se concentrant pour respirer par le nez. De l’hydrogène sous pression fut insufflé dans ses intestins. Les circonvolutions, préalablement lavées par les nano-manipulateurs, se gonflèrent, fantasmagoriques, à moitié transparentes, jaillissant de son ventre comme les anneaux d’une horrible couleuvre larvaire. De surprenants jeux de lumière brillèrent à l’intérieur, sous l’effet du gaz.
« Bien que la lumière de l’art soit toujours éphémère, cette lumière personnalise le souffle vital de l’artiste. Son âme, qui s’éteint dans chaque œuvre. »
Un nano-manipulateur perfora une anse intestinale et le gaz extrêmement inflammable chuinta. Puis l’étincelle précipita l’embrasement et, pendant un instant, le corps de Moy fut enveloppé par une nuée ardente. Mais seulement une seconde. Plus longtemps, cela aurait pu lui brûler la peau et la chair. Le volume d’hydrogène avait été calculé au centimètre cube près.
« Et chaque critique, chaque exégèse, chaque interprétation d’une œuvre est une introspection, un voyage vers l’intérieur de celui qui l’a créée et revêtue d’une chair et d’une peau de concepts. »
Arrivé à ce point, Moy regrettait toujours de ne pas être une femme. Avec un utérus déchiqueté, cette partie du discours aurait suscité un meilleur effet. Pourtant, la vision était déjà bien parlante.
Les couteaux des nano-écorcheurs entamèrent son épiderme, et les lambeaux de peau flottèrent au vent comme des franges macabres. Sans aucun saignement : les capillaires superficiels étaient presque vides, les drains fonctionnant à pleine capacité et concentrant le fluide vital dans les organes essentiels.
Moy ressentit un vertige et fut sur le point de s’évanouir. Mais le neurostimulant qui circulait dans son système le réanima instantanément. Il sourit, ravi. ToiGrandeBrute était concentré à cent pour cent sur ses signes vitaux les plus minimes. Et il entendait déjà le bruit sourd de la matrice mécanique remplissant son office. Tout était OK. Comme toujours.
« Après la chair et le sang des émotions, il reste la découverte du squelette des théories et des schémas, la subtile trame de sexe et de pouvoir dans les substrats mélangés. »
Avec une parfaite synchronisation, les muscles furent d’abord coupés de l’intérieur, puis les os se brisèrent avec un craquement sinistre. Les deux jambes de l’artiste tombèrent sur l’estrade. Là, elles s’agitèrent convulsivement durant quelques secondes, avant de s’immobiliser.
Des artères fémorales sectionnées s’échappèrent quelques litres de sang, dégoulinant le long du pantalon étrangement vide. Puis les nano-manipulateurs les obturèrent. Ce n’était pas une erreur, mais un autre effet bien calculé et sans conséquences. Son corps étant pratiquement réduit à la tête et au tronc, Moy n’avait simplement plus besoin d’autant de fluides vitaux. En outre, cela aurait pu surcharger les drains.
L’artiste respira suivant une technique tibétaine.
La douleur n’existe pas. La douleur n’est qu’illusion. J’existe. Je suis réel.
« Que reste-t-il de l’art sans l’alphabet occulte du sexe ? » hurla-t-il.
Au même moment, les nano-manipulateurs tranchèrent le chiffon sanguinolent qu’était devenu son pantalon et son sexe se dressa, en érection, comme pour défier la mort. Ce n’était pas dû à une surpression artificielle de sang dans les corps caverneux ou à une dose opportune d’hormones. Moy était excité, comme toujours. L’antique ironie : Éros et Thanatos.
L’orgueilleuse exhibition ne dura que quelques secondes.
Moy se détendit. À présent, le plus difficile…
La colonne de chair érigée explosa en une cascade de liquide bleu. Les nano-manipulateurs sectionnèrent, de l’intérieur, les testicules qui churent avec un bruit sourd sur l’estrade.
Lorsque l’effet de l’analgésique se superposa à la souffrance et au vide qui puisaient dans son aine mutilée, Moy respira plus tranquillement. Le pire était passé. Ce qui restait était plus impressionnant que douloureux.
Kandria le regardait avec une authentique adoration. Il se dit qu’il devait profiter de l’état dans lequel se trouvait la fille. Ils allaient encore beaucoup s’amuser ensemble…
« C’est le sacrifice, le souffle de l’artiste qui donne l’envol créateur de son œuvre. »
Moy déglutit.
Le système d’oxygénation artificielle se mit en marche, échangeant le gaz vital contre le CO2 de ses cellules sans que ses poumons n’interviennent. Les nano-manipulateurs pénétrèrent dans ses bronches et de l’hydrogène fut injecté dans ses tissus pulmonaires. Le pendule refit un passage et trancha son thorax. Ses organes respiratoires enflés émergèrent comme des globes.