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Son corps torturé s’éleva plus haut encore au-dessus de l’estrade, comme s’il luttait pour se libérer de ses liens. Il y parvint enfin et flotta, libre, sur la place.

Il eut un tonnerre d’applaudissements. Le public était à présent déchaîné.

Avec dédain, Moy pensa que, s’ils ne connaissaient visiblement rien de l’anatomie humaine, ils n’avaient pas non plus la moindre notion de physique élémentaire. Il était évident que le volume d’air déplacé par ses poumons remplis d’hydrogène était insuffisant pour le faire léviter, même sans bras ni jambes. Seul le champ antigrav soigneusement manipulé par ToiGrandeBrute rendait possible ce spectacle extraordinaire.

Il déglutit de nouveau. Sans air dans les poumons, seul le pompage attentif de la nano-machine pneumatique accolée à son larynx lui permettait de continuer de parler. Et il craignait toujours d’être ridicule si l’artefact défaillait.

« Mais toujours, inexorablement, après le dernier coup de pinceau, l’artiste retombe dans la dure réalité ! »

Moy ferma les yeux et le froid d’une autre dose d’analgésique envahit ses veines. Ses poumons éclatèrent dans un nouvel embrasement et son corps chuta. En bas, l’attendait la machine, déployant des pointes et des arêtes comme les mandibules d’un terrible insecte – une autre horreur de Poe : le puits. Une habile intertextualité gaspillée devant tous ces xénoïdes complètement ignorants de la culture humaine.

Et pourtant, le public cria.

La chute parut fortuite, mais elle était méticuleusement contrôlée par les champs antigrav. Plusieurs pieux empalèrent les restes du corps de l’artiste. L’un d’entre eux lui traversa une oreille. Un autre entra par sa pommette et ressortit par son orbite, lui crevant l’œil droit.

« Ce n’est pas la vision externe de ce monde d’illusions qui importe le plus pour un artiste ! Il y a bien plus que cela ! » rugit Moy, sentant ses veines se relaxer grâce à l’ultime dose d’analgésique.

Le prélude du final.

Il sourit.

Son œil gauche éclata sous l’effet de la surpression, répandant le corps vitré et l’humeur aqueuse, l’un teinté de vert, l’autre de violet. Et il resta suspendu au nerf optique comme une fleur fanée.

« L’essentiel, ce qu’aucune machine ne peut imiter, c’est l’incorporation de l’artiste à l’universalité, l’annulation finale de ce qu’il souffre dans ses créations ! »

Moy se détendit définitivement.

Alea jacta est, pensa-t-il, puis il attendit la venue de l’obscurité.

Les nano-manipulateurs qui avaient pénétré dans son cerveau coupèrent immédiatement l’apport de sang et de glucose à ses neurones et administrèrent des chocs électriques bien calculés à ses principales synapses. Moy perdit doucement conscience.

Cliniquement, il était déjà mort, bien que son cœur batte encore. Aucun des spectateurs n’avait réalisé que la machine ne soutenait plus qu’un cadavre. État indispensable pour le dernier acte, puisqu’aucune drogue analgésique ne pouvait amoindrir la douleur totale de ce final.

La nano-machine pneumatique injecta de l’air sous pression dans le larynx de Moy, modulant le hurlement terrible et posthume qui fit vibrer les cordes vocales jusqu’à les rompre.

Le prélude de l’apothéose.

La charge placée dans son cœur explosa et, une fraction de seconde plus tard, ce fut le tour de celle du corps calleux de son encéphale.

Les deux organes les plus importants du corps se dispersèrent en fragments. Les pieux et les fils de la machine tombèrent sur les restes, comme des hyènes affamées. Ils dansèrent leur chorégraphie frénétique, tranchant le cadavre mutilé comme les molaires d’un cannibale géant. Et lorsqu’il n’y eut plus rien à dépecer, ils s’élevèrent et oscillèrent, menaçants, comme s’ils cherchaient une autre victime.

La voix enregistrée de Moy se fit alors entendre, avec une sorte d’écho.

« Le monde est la machine. En dévorant l’art, elle dévore son créateur. Elle est perpétuellement avide de sang, de douleur et d’inspiration, et il y a toujours de nouveaux artistes désireux de lui servir d’aliment. C’est la vie et c’est l’histoire. C’est le cycle éternel. »

Puis la machine se replia lentement, délibérément. Les lumières se rallumèrent et les applaudissements éclatèrent, plus frénétiques que jamais.

La majeure partie du public sortit en murmurant. Impressionnés, les spectateurs paraissaient impatients de retourner à l’extérieur, à la réalité. Kandria resta plus longtemps. Les yeux humides, elle échangeait des impressions avec son agent de père. Passionnée au début, la discussion devint violente.

Elle voulait voir Moy pour le féliciter… le spectacle avait été parfait. Le Centaurien, pour sa part, pensait qu’il ne fallait pas trop encourager la concurrence. Et que ce Moy n’était pas une fréquentation correcte pour elle : s’ils établissaient une relation émotionnelle, cela la détournerait de sa voie artistique. Il était son père et elle lui devait l’obéissance…

Ils discutèrent jusqu’à ce que Kandria, se séparant rageusement du Centaurien, s’éloigne dans la foule sans se retourner. Son agent de père sourit : sa fuite n’était qu’une autre forme de respect.

Il la suivit calmement. En sortant, ses grands yeux aux pupilles pourpres croisèrent ceux, étroits, de ToiGrandeBrute, et les deux agents échangèrent un regard entendu et un haussement d’épaules. Oui, les artistes humains étaient difficiles à gérer. Qu’ils soient amis ou amants… Souvent, il fallait être dur avec eux, pour leur propre bien.

Les marchands d’art et les collectionneurs cétiens ainsi que d’autres espèces accoururent sur l’estrade comme des mouches attirées par un cadavre frais. Le Colossien, froid et professionnel, reçut les offres et organisa la vente aux enchères avec rapidité et efficacité.

La grande toile que constituait l’estrade et sur laquelle étaient collés les membres et les viscères de Moy fut arrosée de résine époxy par un dispositif automatique. La substance sécha instantanément, formant une fine couche transparente qui protégerait l’œuvre du temps et de la putréfaction.

Après une brève montée des enchères par des Gordiens, un Auyari l’acheta soixante-dix mille crédits, au comptant. Celui-ci offrit sur le champ un demi-million de crédits pour la machine, mais ToiGrandeBrute fut intraitable. Non, elle n’était pas à vendre. Et il ne céderait à aucune proposition.

L’Auyari fit une autre offre. Magnifique… Les petits yeux de ToiGrandeBrute brillèrent de convoitise. Bien, il allait devoir consulter l’artiste…

Un hologramme de Moy pris au début du spectacle, avec une biographie succincte rédigée dans l’alphabet syllabique cétien, fut projeté sur le lieu qu’avait occupé l’estrade. Le public qui restait, comme réticent à s’en aller, applaudit de nouveau. Pour quinze crédits, les intéressés pouvaient acquérir une copie du document, et pour cent cinquante, l’holo-enregistrement complet du spectacle.

Il y eut plus de cinquante acheteurs. La représentation était un franc succès.

Moy, évidemment, ne le sut qu’une heure après, lorsque l’auto-clonage se termina et qu’il put disposer de son nouveau corps. ToiGrandeBrute, plein d’attentions, lui raconta tout en l’aidant à sortir de la matrice mécanique dissimulée sous l’estrade.

Malgré la nouvelle, Moy ne se sentait pas bien. Il toussa plusieurs fois pour éliminer de ses poumons l’épais liquide pseudo amniotique de la matrice. Il avait les cheveux et le corps désagréablement collants, et dans la bouche une saveur horrible. Tous ses muscles tremblaient. Il avait un besoin urgent d’une douche, d’un repas… et de dormir.