Ces renaissances cloniques l’épuisaient chaque fois un peu plus.
« Vendu très bien. Ta dette se terminer, lui annonça le Colossien. Reçu une très intéressante offre auyari. Paient beaucoup.
— Oublie-la, répondit Moy. Je n’irai pas à Auya. Je n’ai pas confiance en des types qui ne montrent pas leur visage, et je tiens trop à ma mémoire pour accepter qu’on me l’efface. »
Il cligna des yeux pour améliorer sa vue. Malgré le clonage ultra rapide, ce changement de corps deux fois par semaine avait ses inconvénients. Il avait besoin d’au moins six heures pour s’adapter complètement à sa nouvelle anatomie.
« Pas sur Auya, mais ici, à Ningando, insista le Colossien. Pour personnel diplomatique auyari. Effacement de la mémoire seulement… Partiel. Contrat dure un mois. Huit mille crédits par représentation… Sans compter la vente de la toile finale. »
Moy poussa un sifflement : c’était presque le quintuple des bénéfices que rapportait une représentation habituelle. Les Auyaris avaient de l’argent, pour sûr.
« Eh bien, ça change tout, dit-il en souriant. Avec de tels gains, on pourrait prendre notre retraite tous les deux. Tu leur as déjà dit que nous serions enchantés, pas vrai, gros balourd ? »
D’humeur joueuse, il lui frappa la plaque pectorale.
« Il y a détail… déclara ToiGrandeBrute d’un ton presque timide. Demandent représentations journalières, et deux séances par jour en fin de semaine, sinon pas contrat.
— Par le vide intersidéral… » murmura Moy qui déglutit tout en calculant mentalement à toute vitesse.
Cela faisait neuf représentations par semaine. Trente-six morts et résurrections en un mois. À huit mille chacune… plus les toiles, c’était une offre tentante. Mais les auto-clonages… Toutes ces douleurs, la moitié du temps à s’adapter à un corps nouveau… et le risque de lésions cérébrales pour abus du procédé, loin d’être négligeable.
D’un autre côté… il pourrait rentrer sur Terre comme un magnat, exercer son art comme bon lui semblerait, sans jamais se préoccuper de vendre ou non.
Deux plateaux d’une même balance, chacun d’entre eux pesait autant. Il était difficile de choisir.
Il pensa à Jowe. Son ami ne se serait jamais trouvé dans une telle situation, mais Moy aurait aimé savoir ce que celui-ci aurait fait à sa place.
Il regarda ToiGrandeBrute.
« Tu crois que ça vaut la peine, gros balourd ? »
Le Colossien le contempla à son tour puis haussa les épaules.
« Moi rien risquer. Ta vie à toi. Toi décider. Pouvoir obtenir meilleur prix des Auyaris ? Eux durs en affaires…
— Je vais voir, mais huit mille, c’est déjà bien. »
Moy soupira.
« Attends… Tu as vu la fille ? Kandria ? La métis d’humain et de Centaurien ? Elle ne m’a pas attendu ? »
ToiGrandeBrute le contempla un long moment.
« Non, finit-il par grogner en détournant le regard. Partie presque tout de suite. Discuter avec père-agent sur possibilité pour elle faire spectacle similaire. Opinions divergentes.
— Ah, alors c’est seulement pour ça qu’elle est venue me voir ! » s’exclama Moy tandis que quelque chose se rompait en lui.
Soudain, le monde avait pris une couleur et une saveur de cendre.
« Bien… je crois que je vais accepter cette offre, gros balourd. »
L’énorme corps du Colossien s’appuya délicatement sur son épaule. Pour la première fois depuis des mois, il prononça son nom.
« Moy… Toi… pouvoir… tant de fois ?
— La routine ! » répondit Moy, d’une voix éteinte.
Comme un robot.
« Tu sais quoi, gros balourd ? La vie, c’est de la merde. Nous devrions préparer un scénario spécial, puisque ces Auyaris paient si bien. Et avant que cette petite métis et d’autres ne se mettent à m’imiter. Je suis le premier, le précurseur. Cela doit être établi. Tous les autres ne parcourront que la voie que j’ai ouverte.
— Peut-être… acquiesça le Colossien. Quoi toi avoir en tête ?
— Quelque chose de plus… spectaculaire, déclara Moy en parlant mécaniquement. Peut-être utiliser des acides. Ou des venins. Ou des nano-charges pour projeter les dents une par une à travers les joues… »
Il claqua la langue, puis reprit :
« Tu pourrais aussi suggérer des idées, gros balourd ! Tu en connais autant que moi sur l’anatomie humaine, je crois… Ah, et tu sais autre chose ? Je crois que je t’ai déjà parlé de cet ami que j’avais sur Terre, un certain Jowe… un gars génial. Eh bien, je viens d’avoir une très bonne idée : avec cet argent, lorsque je rentrerai là-bas, je vais le rechercher, où qu’il soit… Tu m’aideras, hein, gros balourd ? Toi et moi, on fera ça ensemble. »
Le Colossien s’arrêta un instant.
ToiGrandeBrute regarda Moy s’éloigner. L’artiste continuait de parler. Excité, gesticulant, sans se rendre compte qu’il était seul. Se frayant un passage au milieu des promeneurs cétiens qui le regardaient, surpris. Certains le montraient du doigt, hochant la tête en signe de réprobation. D’autres, probablement des spectateurs de sa représentation, s’effaçaient respectueusement devant lui.
« Oui, toi et moi, on fera ça ensemble, Moy », murmura le Colossien.
L’artiste, beaucoup trop loin, ne se rendit pas compte qu’il avait prononcé ces mots dans une parfaite syntaxe terrienne.
Et encore moins, évidemment, que les petits yeux porcins de son agent brillaient d’un éclat humide…
3.
LE PARLEMENT HUMAIN MONDIAL
On propose toujours aux touristes férus d’histoire politique de la Terre le même circuit : après une visite des ruines de l’Acropole d’Athènes et du Colisée de Rome, leurs guides les emmènent à Genève, orgueilleux siège du Parlement Humain Mondial.
La visite compte invariablement deux étapes, sur deux jours.
Le premier, un dimanche, les amène au grand édifice dont ils parcourent les immenses salles vides. Ils peuvent ainsi apprécier les marbres fins – qu’on rencontre uniquement sur Terre– du sol et des colonnes, les gigantesques holo-écrans, et les pupitres ergonomiques avec leurs terminaux sophistiqués pour les votes. Les visiteurs peuvent également admirer les fresques qui ornent les murs, réalisées par de grands artistes terriens contemporains, et qui représentent des allégories de la Vérité, de la Justice, de la Vertu et autres thèmes éternels de toute démocratie.
Le jour suivant, un lundi, les xénoïdes reviennent avec leurs guides pour voir les députés et parlementaires en pleine session. Ils assistent à leurs discussions animées, écoutent leurs argumentations enflammées, regardent avec intérêt leurs votes, prenant de très longues holo-vidéos du déchaînement dépassions humaines qu’est tout organe de gouvernement.
Les guides leur expliquent ensuite d’une voix lasse le principe de la démocratie représentative, suivant lequel chaque ville envoie ses meilleurs fils au Parlement pour que là, d’un commun accord, ils décident de ce qui est le plus opportun pour la planète.
Cette explication suffit habituellement à quatre-vingt-dix pour cent des touristes. Les dix pour cent restants, plus curieux, demandent comment le Parlement vérifie si la Sécurité Planétaire exécute ses dispositions, comment ceux qui les ont élus peuvent révoquer leurs mandats s’ils ne répondent pas aux attentes, ainsi qu’une quantité d’autres questions de fond. Les guides les emmènent à l’extérieur du gigantesque édifice et leur montrent un simple kiosque à souvenirs de l’Agence Touristique Planétaire, autour duquel le reste des touristes s’affairent, achetant des souvenirs de leur séjour sur Terre.