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Le cas des jumeaux Slovsky est très différent. Ils n’ont que dix-huit ans et ont appris à jouer avant de marcher. Fils de Konrad Slovsky, le célèbre entraîneur, Jan et Lev étaient déjà connus avant même de toucher un voxl. C’est leur première année en tant que professionnels et ils ont l’air fébrile. Ces deux paquets de nerfs et de muscles sont entraînés à la perfection et ils jouent en duo avec une coordination parfaite comme on n’en a vu que dans les équipes cloniques cétiennes, sur les holo-vidéos.

Ils sont penchés sur leur simulateur holographique. Parfois, ils me font de la peine. Ils ne parlent ni de femmes, ni d’holo-films, ni même de drogues. D’aucun des sujets que j’affectionnais à leur âge. C’est peut-être la faute de leur père : il les a presque changés en robots, en mécanismes hyperspécialisés, dédiés au Voxl. Si on les empêchait de jouer, ce serait comme les priver de respirer. Leur vie est consacrée à donner le meilleur et, pour eux, aucun entraînement n’est assez dur. Si, un jour, Gopal se levait avec l’idée improbable d’être tendre avec l’équipe, Jan et Lev protesteraient probablement et l’accuseraient de traîtrise envers la Terre ou de quelque chose du genre.

La monomanie semble être une condition indispensable pour être un bon voxleur. Surtout si l’on est humain.

Parfois, je me demande si je suis encore moi-même, si je ne suis pas devenu fou en sacrifiant toute ma vie à ce sport… D’autres fois, je me demande pourquoi je suis là.

Mais, bien plus souvent, je m’étonne de mon parcours. Comment je suis allé si loin en partant de si bas. En cinq ans, de voleur de rue à sportif de haut niveau. De l’échec au triomphe. De l’anonymat à la célébrité.

Si ma mère pouvait me voir… Elle qui m’a tant répété que j’étais un inutile, de la graine de voyou, seulement bon au reconditionnement corporel. Et mon père… Je me souviens à peine de lui. Il s’est perdu dans l’espace avec le vaisseau qu’il a fabriqué lui-même, dans une futile tentative de sortie illégale pour fuir la misère. Je n’avais que deux ans…

Ou Maria Elena, la première fille avec laquelle j’ai fait l’amour. J’avais dix-sept ans, et encore plus peur qu’elle, du haut de ses onze ans. Elle sortait en douce de l’internat pour me retrouver. Où est-elle, à présent ? Probablement tombée dans le bourbier du travail social. Pour une orpheline, il existe peu d’options. Au moins, son physique a dû l’aider : elle a toujours été jolie et on devinait qu’elle aurait un beau corps. À onze ans, c’était déjà une petite femme : grande, svelte, des cheveux noirs et une peau cannelle, avec des yeux de jais.

Ma mère, qui m’avait tant prophétisé un futur en reconditionnement corporel, y a fini ses jours pour une dispute avec ses voisines. Elle a toujours eu mauvais caractère et, les derniers temps, l’abus du rhum frelaté n’a pas arrangé les choses. Elle est morte le deuxième mois : un Auyari l’avait choisie comme « cheval ». Grâce à la petite prime que m’a versée l’Agence Touristique Planétaire, j’ai pu m’acheter mon premier équipement de Voxl. D’occasion, mais en bon état. Et j’ai commencé à m’entraîner.

Pour un orphelin, il y a peu d’options et j’ai risqué le tout pour le tout, comme je l’ai toujours fait.

Et j’ai eu de la chance. Maintenant, il faut qu’elle dure.

Je baise ma médaille de la Vierge de la Charité des Opulents, bénie par le cardinal Manuel Castro lui-même. Lorsqu’il me l’a donnée, il y a une semaine, il m’a dit que j’étais la fierté de son diocèse et l’espoir de mes semblables.

Protège-moi, petite Vierge. Fais que mes rebonds soient adroits et mes tirs assurés. Épargne-moi toute blessure. Et donne la victoire à ton fils, Daniel Menendez. Toi, qui peux tout…

Le pilote conduit lentement l’aérobus et nous passons, en les frôlant, entre deux murailles d’hologrammes publicitaires flottants. Nous pourrions les traverser sans danger, mais cela susciterait une pluie de réclamations des annonceurs. Et même nous, les héros de la Terre, ne sommes pas au-dessus des lois de la propagande.

Derrière les titanesques holo-affiches, le voilà. Tout à nous.

Le Méta-Colisée de la Nouvelle Rome contient trois quarts de million de spectateurs. Sur six niveaux. Avec soixante holo-écrans géants, des équipements de conditionnement d’air qui suffiraient pour une ville orbitale moyenne et des voies d’accès par lesquelles on pourrait faire passer de petits astéroïdes. Aujourd’hui, il est plein à craquer. Les billets pour cette partie se sont vendus presque un an à l’avance.

Nous flottons sur la voie principale, au-dessus de la mer de spectateurs parsemée, ici et là, de bulles argentées, les champs de force des loges personnelles des xénoïdes les plus riches et les plus paranoïaques. D’autres extraterrestres, plus confiants dans leur immunité touristique, préfèrent risquer le vol de leurs cartes de crédit pour profiter de l’ambiance euphorique du rassemblement humain. De l’authentique couleur locale. De l’incomparable émotion d’être au milieu du public assistant à la partie de Voxl de l’année… Le sport des galaxies, comme disent les commentateurs et la publicité.

Nous descendons vers l’une des deux tours creuses qui conduisent directement au terrain. Nous contemplons tous l’autre tour et pensons la même chose : qui seront nos adversaires ?

En simulation, nous avons affronté toutes les espèces. Nous connaissons les points forts et les faiblesses de chacune, leurs trucs et leurs manies… Mais la meilleure holographie n’est jamais qu’un pâle reflet de la réalité.

Aussitôt que le train d’atterrissage de l’aérobus touche le sol, la demi-sphère du champ de force se referme au-dessus de nous, nous dissimulant au public. Gopal est le premier à sauter à terre et, trente secondes plus tard, toute l’équipe s’aligne devant lui.

Notre vieil entraîneur se promène devant nous en fronçant les sourcils, les mains croisées dans le dos. Il ressemble plus que jamais à un vieux général. Enfin, il s’arrête et soupire. C’est le moment du discours. Je pense avec une sorte de soulagement cynique que ce sera peut-être le dernier.

« Joueurs ! » harangue-t-il avec une voix de stentor.

À présent, il a l’air d’un sergent d’infanterie, parce qu’aucun général ne hurlerait ainsi. Sa voix paraît même trop forte pour son grand corps décharné.

« Je ne vais pas vous dire ce que vous savez déjà. Je ne vais pas vous rappeler les enjeux de la victoire, aujourd’hui et ici. Je veux juste que vous pensiez à une seule chose : nous sommes des humains. Des fils de la Terre…

— ET FIERS DE L’ÊTRE ! » crions-nous comme on nous l’a appris.

Son sourire emplit notre cœur d’un sentiment ineffable.

« Bien. Savez-vous que vous représentez l’orgueil de la Terre ? On se fout qu’il y a six mois encore, vous jouiez dans des équipes adverses en Championnat mondial. Ou que les pays dans lesquels vous êtes nés se haïssaient avant le Contact. À présent, nous sommes une seule race : des humains. Et eux, ce sont des xénoïdes. L’ennemi. C’est nous contre eux. C’est eux ou nous. Rien d’autre ne compte. »

Il prend une longue inspiration.

« Le reste, j’espère que vous le savez après ces six mois d’entraînement intensif. Et si vous ne l’avez pas appris, qu’Allah nous aide. »