Totalement équipé, ma combinaison inactive et mon casque déconnecté, je me mets debout et je me regarde longuement dans le miroir. 1,90 m, 105 kilos de purs muscles. Pas uniformément répartis, comme ceux de n’importe quel culturiste, mais concentrés à presque soixante pour cent dans les jambes. Chacune de mes cuisses est plus grosse que ma taille. Mes mollets sont aussi volumineux que ma tête. En gravité normale, je peux sauter 1,80 m en l’air presque sans plier les jambes. Mes réflexes sont meilleurs que ceux d’un chat sauvage. Je peux laisser tomber une pièce de monnaie et me tendre, la bouche en avant, pour l’attraper avec mes lèvres avant qu’elle ne touche le sol. Le corps d’un voxleur est son équipement le plus précieux… et le plus difficile à développer.
Une telle anatomie se cultive soigneusement, durant des années. Des années à entretenir chaque réflexe, chaque muscle, jusqu’à atteindre la perfection. Je n’échangerais pas le corps le plus fort sorti d’une cabine de reconditionnement corporel contre le mien. Même si c’était le corps d’un Colossien de trois mètres cinquante de haut. Je ne saurais pas le manipuler comme celui-ci.
Seul un homme sur dix mille détient dans ses gènes la potentialité de devenir une star du Voxl. Seul un sur cinq millions possède celle d’intégrer, un jour, l’équipe Terre, l’équipe championne.
Une puissance musculaire aussi concentrée dans les jambes est parfois gênante, dans la vie quotidienne. Mais nous sommes des voxleurs, entre autres raisons, parce que nous ne sommes pas multimillionnaires. Si nous pouvions utiliser un corps pour nous entraîner et pratiquer notre sport, et un autre le reste du temps, nous n’aurions simplement pas besoin de jouer. Et nous ne le ferions pas. Excepté Yukio, peut-être. Mais, pour le moment, même lui n’a pas assez de crédits pour se permettre le luxe d’utiliser un autre corps que le sien.
Il est certain que, comme toute pièce possède deux faces, certains joueurs peu fortunés – et pas très bons – louent à assez bon prix leurs corps au reconditionnement corporel. Leurs principaux clients sont d’ex-joueurs xénoïdes, curieux de savoir comment réagit l’organisme d’une autre espèce. Pour eux, c’est relativement bon marché. Mais ces corps de mauvais sportifs, en comparaison des nôtres, sont aussi performants qu’un hélicoptère du vingtième siècle comparé à un aérobus actuel…
Rompant le fil de mes pensées, je m’observe, satisfait, dans le miroir. Gopal me place entre les dents le vocodeur de capitaine. Comme celui des autres joueurs, c’est à la fois une protection dentaire et un laryngophone. Il permet de communiquer avec le reste de l’équipe et d’activer ou de désactiver l’armure-champ de force avec la langue, à l’aide d’un interrupteur.
Mon vocodeur possède deux autres contrôles, également activés par la langue : l’un pour communiquer avec Gopal sans que le reste de l’équipe n’entende notre conversation, et l’autre, le plus important, pour arrêter le chronomètre de jeu à chaque fois que l’un des miens est blessé ou que nous voulons redéfinir notre stratégie.
Au moment où je finis de m’équiper, une sonnerie retentit : c’est l’heure de sortir sur le terrain. En dehors de la surface de jeu, chaque pas que je fais me donne la grâce pesante d’un tyrannosaure. Je monte sur le champ antigrav qui me conduit directement vers le lieu où se déroulera le défi. Je ne sais toujours pas qui nous allons affronter.
Dans le Championnat mondial et dans les parties de la Ligue, on connaît son opposant à l’avance : ses tactiques favorites, et jusqu’au profil clinique et psychologique de chaque joueur. Et sur la base de toute cette information, on définit une stratégie.
Mais pas pour cette compétition-ci.
L’équipe de la Ligue qui jouera contre nous aujourd’hui ne le sait pas non plus beaucoup à l’avance. C’est peut-être seulement maintenant, au moment où leur vaisseau entame sa trajectoire suborbitale dans la troposphère terrestre, que leur entraîneur leur annonce l’irrévocable choix de la Ligue : ce sont eux qui testeront le niveau de l’équipe terrienne, cette année…
Nous entrons sur le terrain.
Le Voxl se pratique à l’intérieur d’une salle rectangulaire, un orthoèdre de 7,63 m de hauteur sur 15,26 m de largeur et 50,52 m de longueur. Un par deux par trois arns, mesure standard centaurienne.
Les parois du terrain de jeu sont encore transparentes des deux côtés, et nous pouvons voir le public excité, dehors. Nombre d’entre eux ont le visage peint, une moitié bleue et une moitié rose, et agitent de grandes banderoles arborant la silhouette de la Terre sur fond d’étoiles. On distingue le mouvement paroxystique de leurs bouches et de leurs cous tendus par les acclamations. Mais nous ne les entendons pas. L’isolation sonore, sur le terrain, est totale. Et lorsque la partie commence, les parois polarisées deviennent opaques à l’intérieur. Rien ne doit distraire les compétiteurs du sport des galaxies.
La voix de Jonathan résonne dans nos audiophones pour nous tenir au courant :
« Ils crient : “Ohé, ohé, la terre va gagner !” et “Les Terriens vaincront, les xénoïdes perdront !” »
Il sait lire sur les lèvres. Il a travaillé trois ans comme professeur pour des sourds-muets, lorsqu’ils l’ont éjecté de la Ligue. Un emploi sous-payé, mais lui évitant de mourir de faim ou de tomber dans le travail social masculin.
Il ne cesse de bavarder. Il a l’air nerveux. D’ordinaire, il est muet comme une tombe avant de jouer. Je vais l’avoir à l’œil. Il ne faut pas qu’il s’effondre. Pas maintenant…
Soudain, Jonathan regarde vers le haut, et Mvamba l’imite. Ils n’ont pas besoin de parler. De façon quasi télépathique, nous captons le silence qui vient de tomber sur le stade.
Ceux de la Ligue arrivent.
Leur vaisseau est noir. Plus que noir. Si obscur qu’il luit sous le soleil du crépuscule comme un scarabée immense et terrible. Il se pose sur la tour libre, celle de l’équipe des visiteurs, et la coupole du champ de force nous le dissimule immédiatement.
Nous avons pourtant eu le temps de réaliser que le vaisseau est au moins dix fois plus grand que notre aérobus. À l’intérieur, ils ont des vestiaires ; l’équipe de la Ligue débarque toujours prête à jouer.
J’observe mes hommes une dernière fois avant le moment décisif. Mvamba. Arno. Yukio. Jonathan. Les Slovsky. Et moi. Tous humains. Pour les xénoïdes, nous sommes des déchets, des membres de l’espèce la plus attardée, dépréciée, soumise et humiliée de la galaxie. Écrasés sans rémission dans notre état primitif et grossier par des technologies si supérieures que, pour nous, elles ressemblent à de la magie. Par des pouvoirs économiques si démesurés qu’ils pourraient payer sans aucun effort le poids de chaque Terrien en or, voire celui de la planète toute entière. Par des puissances destructives si terrifiantes qu’elles pourraient effacer pour toujours de la galaxie l’intégralité du Système solaire.
Des humains comme nous. Comme quatre-vingt-dix-neuf pour cent du public.
Pour nous, c’est la seule opportunité de nous venger. L’unique occasion où, une fois par an, nous pouvons affronter, presque à armes égales, ces orgueilleux dominateurs xénoïdes. Peu importe qu’aucune équipe humaine ne soit parvenue à vaincre une équipe de la Ligue.
Nous représentons leur espoir, leur revendication, leurs meilleurs fils, leur soif de vengeance. Nous devons gagner.
Nous allons gagner. Parce que nous sommes l’équipe championne.
Parce que nous avons la rage, à défaut de la force.
C’est pourquoi, s’il y a une justice dans cet univers, la victoire sera nôtre.