Malgré tout, cela le regarde. Stupide ou non, quelque chose me dit que je peux avoir totalement confiance en lui. Il est fait du même bois que les pilotes kamikazes de la Seconde Guerre mondiale. Même en sachant que l’Empire japonais avait perdu, ils volaient vers la mort sur l’artillerie yankee, criant Banzai ! dans leurs avions chargés d’explosifs. S’il avait vécu à l’époque, Yukio aurait été l’un d’entre eux. Il ne me laissera pas tomber.
Et les Slovsky ? J’étudie leurs visages qui s’éclairent tandis qu’ils discutent de leurs manœuvres de jeu. Jan et Lev, presque impossibles à distinguer. Leurs joues sont encore couvertes d’un duvet de pêche, sans l’ombre d’une barbe. Ce sont des gosses. Et en même temps, ils ressemblent à des ancêtres de milliers d’années qui ont déjà tout vu et se désintéressent de tout. Des robots uniquement programmés pour le Voxl. C’est ce qu’ils ont choisi de paraître. Mais je me demande ce qui se cache derrière.
Haïssaient-ils leur père, entraîneur tyrannique qui les a fait entrer sur le terrain avant même qu’ils sachent parler ? Me haïssent-ils pour les avoir contraints à affronter leur idole Tamon Kowalsky ? Ou m’adorent-ils pour leur avoir donné l’opportunité de partager, même dans des équipes opposées, une partie avec leur capitaine adoré des Hussards de Varsovie ?
Au-delà du jeu, que sont-ils ? Peut-être ce qu’ils paraissent, justement. Ils ont l’air heureux, parlant perpétuellement de Voxl. Mangeant Voxl. Respirant Voxl. Baignant dans la merde du Voxl, et aimant le Voxl comme personne.
Que disait cette phrase que ma mère me répétait, quand j’étais petit ? À celui qui meurt à son aise, la mort est délicieuse. Des mensonges. Délicieuse ? Tu parles ! Pour les Slovsky comme pour nous, la mort et l’échec seront merdiques.
Je peux aussi compter sur eux jusqu’au bout. Au fond, leur désintérêt supposé pour tout ce qui n’est pas le jeu n’est qu’un masque pour dissimuler une infinie timidité et une maladresse en dehors de l’univers du Voxl. Leur honte de se savoir humains. Ils ne sont pas si différents.
Nous sommes l’équipe championne.
Les meilleurs des meilleurs.
Le sel de la Terre.
Nous allons laver l’affront du Contact. Venger l’humiliation xénoïde dans l’unique domaine où nous sommes égaux.
Mais cette équipe de la Ligue dispose de moniteurs médicaux mille fois supérieurs aux nôtres, de simulateurs et d’assistants d’entraînement que nous ne pouvons pas même imaginer. L’égalité sportive est une chimère. Pourquoi, durant ces matchs, aucune équipe terrienne n’a-t-elle jamais gagné ?
Jusqu’à aujourd’hui.
Aujourd’hui, c’est différent. Je le sens dans l’air. Aujourd’hui… qui sait ?
Parce que nous sommes l’équipe championne.
La meilleure équipe humaine à avoir jamais foulé un terrain de Voxl.
Le grand espoir des Terriens.
L’arme secrète de la vengeance… plus proche que jamais.
FIN DE LA PAUSE PUBLICITAIRE.
LES ÉQUIPES REGAGNENT LE TERRAIN.
Les bleus et roses et les magentas reviennent sur la lice.
« On va voir comment tu évolues, à présent, latino », murmure Kowalski, en guise de salut, avant de connecter son casque.
Oui, renégat. On va voir comment toi tu te débrouilles. Voir si l’astuce de ton cerveau humain égale celle des six nôtres. Ce n’est pas par goût que toute équipe de la Ligue veut avoir au moins un homo sapiens dans ses rangs. Les Centauriens ont inventé le jeu… mais nous sommes les plus créatifs. Et toute la galaxie le sait… C’est pourquoi ils enregistrent les parties de notre Championnat mondial et les étudient pour nous voler nos stratégies.
Oui, Kowalsky. Tu vas voir comment je bouge, à présent. On va voir si cinq ans au sein de la Ligue t’ont appris des tactiques nouvelles… Ou si ça t’a seulement fait oublier une bonne partie de ce que tu savais.
L’engagement est pour nous. Dans le vocodeur, je rappelle la consigne à mes coéquipiers :
« La boîte chinoise, n’oubliez pas. »
Voilà le voxl, qui est à présent rouge, pour la deuxième mi-temps. En vertu de quoi ? Serait-ce parce qu’aucune équipe humaine ne parvient à distinguer un voxl de cette couleur lorsqu’il passe devant les combinaisons magenta de la Ligue ?
Sainte Vierge, ne m’oublie pas en cette heure décisive.
Yukio dévie le voxl sans le laisser toucher le sol. Un geste bien contrôlé. Les clones cétiens s’élancent pour le chercher.
Jonathan amorce un coup de toutes ses forces et arrête brusquement le voxl avant qu’il n’atteigne les Cétiens. Nous attendons. Kowalsky hésite et finit par nous envoyer le Colossien.
Maintenant.
Je rebondis contre Mvamba et je m’enroule autour du voxl. Je ne peux le saisir, mais il ne peut pas non plus sortir de la prison que forment mes membres, ma tête et mon corps. Je suis sans défense. Maintenant, tout dépend de mon équipe.
Le Colossien m’atteint et je me tends… Mais les Slovsky l’écartent avant qu’il ait pu me causer du mal. OK. Pour l’instant, tout va bien. Le contact doux me fait flotter lentement vers le haut et je m’arque subitement, poussant le voxl contre le plafond.
Premier rebond.
Comme au ralenti, Jonathan l’atteint et s’enroule autour de lui. Je me joins aux Slovsky : il faut immobiliser 300 kilos de Colossien ! Mvamba arrête un des Cétiens et un Yukio glissant comme une anguille parvient à faire s’emmêler Kowalsky et l’autre Cétien. Jonathan arrive au sol, entourant toujours le voxl, et le libère presque avec amour.
Deuxième rebond.
Jonathan a risqué le tout pour le tout en serrant désespérément le voxl jusqu’à la paroi. À présent, celui-ci repart… Par chance, dans la bonne direction. Vers le plafond. Dieu existe. Il est avec nous et guide notre voxl. Grâce à toi, bonne Vierge.
Le Colossien fournit un effort suprême pour l’atteindre et fait barrage aux jumeaux, mais je coince sa queue entre mon épaule et le mur. Une seconde, puis deux… Elle glisse. Il est trop fort. Et il y a peu de friction entre les champs de force de nos combinaisons. La masse magenta tend sa main tridactyle et…
Trop tard !
Troisième rebond !
C’est pour toi, Arno…
SEPTIÈME ESSAI MARQUÉ PAR LA TERRE ! ! !
ILS MÈNENT AU SCORE ! SEIZE À QUINZE !
TERRE, TERRE, TERRE !
Tu as vu, renégat, comment j’évolue ?
Je sens presque vibrer le terrain. Au dehors, le Méta-Colisée de la Nouvelle Rome a dû éclater de joie. C’est l’hystérie collective.
À l’intérieur, nous sommes l’équipe championne et nous allons gagner. Nous allons venger l’humiliation de la Terre, pour toujours. Nous allons gagner notre place au panthéon de la gloire. Le prochain essai sera décisif.
La remise en jeu est dans notre camp.
Nous nous saluons à la manière centaurienne, du bout des doigts, les bras tendus. Et nous passons à l’attaque.
Pour la première fois en un quart de siècle, la Terre vole vers la victoire.
Mvamba-Yukio. Les Slovsky entament un rebond hyper rapide sur la poitrine du Colossien démoralisé et parviennent à le contrôler. Le terrain est à nous.
Kowalsky tente d’attraper le voxl et échoue, mais les Cétiens agissent en coordination et volent le rebond que préparait Jonathan…
Il n’y pas d’échappatoire. Mvamba le leur dérobe et me le passe. Je le contrôle. Un, deux… Le Colossien écarte les Slovsky et perturbe notre stratégie. Il domine. Les jumeaux se replacent en défense mais Kowalsky a pris le voxl. Les clones me font obstruction, têtus.
J’esquive les Cétiens et je coupe la route de Tamon Kowalsky. Les jumeaux contrôlent le Colossien.