Le terrain s’emplit de tension. Nous luttons tous pour l’essai décisif.
Nos muscles s’épuisent. L’adrénaline sature notre sang.
Vierge de la Charité des Opulents, accorde-nous cet essai…
Les Cétiens sortent Yukio de la circulation en le projetant contre Mvamba. Peu importe, il a l’air de se reprendre. J’évite la charge de rhinocéros du Colossien et je fais une longue passe à Jonathan. Il la reçoit entre les jambes et cherche le rebond. Un, deux…
Un Cétien libre l’intercepte et prend impulsion contre son double. Kowalsky me bloque avec raideur. Un rebond, deux…
Petite Vierge, ne m’abandonne pas maintenant !
Yukio est étourdi. Mvamba vient à son aide, mais sa trajectoire est erratique. Il ne s’est pas repris du tout… Mon esprit se glace lorsque je comprends qu’il n’aura pas le temps.
Quelque chose brûle en moi. Cela ne peut pas finir ainsi !
Je hurle dans le vocodeur :
« Vengeance ! Tous sur Kowalsky ! »
… et trois.
HUITIÈME ET DERNIER ESSAI DE LA LIGUE.
DIX-HUIT À SEIZE.
VICTOIRE DE LA LIGUE.
LE CAPITAINE DE LA LIGUE, TAMON KOWALSKY, EST BLESSÉ.
Et nous avons perdu.
Mais l’ancien capitaine des Hussards de Varsovie a eu son compte, avec, sur lui, Jonathan, Mvamba, les Slovsky et moi.
Lorsqu’ils déconnectent le terrain et que la gravité remonte de 0,67 g à l’habituelle gravité terrestre de 1 g, Tamon Kowalsky git sur le sol du terrain, les quatre fers en l’air, ressemblant à une poupée cassée. Les infirmiers l’emmènent sans même déconnecter sa combinaison. Ils lui enlèvent seulement son casque, qui roule sur le sol, jusqu’à nous.
« C’est ça, le Voxl, Polonais ! marmonne Jonathan, lui flanquant un coup de pied vengeur, des larmes de rage dans les yeux. Et ça, c’était pour Arno. Et ça, pour que tu n’insultes plus aucun joueur humain. »
Je le regarde, surpris. Comment sait-il… ?
Il hausse les épaules, l’air désolé, et me montre son vocodeur. Celui-ci n’a rien du modèle officiel… Il a subi bien plus que de « légères adaptations ».
« Je regrette, Daniel, murmure-t-il. L’électronique est une autre de mes passions. J’ai pensé que, si je savais ce que vous vous racontiez, Gopal et toi, je jouerais mieux. J’ai posé un micro dans ton casque…
— Oublie-ça, dis-je en lui donnant une tape dans le dos. Cela n’a plus la moindre importance. »
J’essaie d’avoir l’air dégagé, lorsque je lui demande :
« Attends… Et toi ? Tu vas faire quoi, maintenant ? »
Il sourit et hausse les épaules.
« Eh bien, je vais me débrouiller. Je peux toujours retourner faire la classe aux sourds-muets. On se reverra un jour, j’espère. Prends soin de toi, capitaine. »
Et il s’en va. Un chic type, ce Jonathan. Quel dommage.
Pensif, je ramasse le casque cabossé de Kowalsky. Déconnecté, il est aussi transparent que le mien. Presque identique. Il n’y a ni magenta ni bleu et rose.
Peut-être n’aurais-je pas dû donner ce dernier ordre… Au fond, en dehors du fait que nous sommes humains, nous sommes pareils.
Je relativise la portée de mon acte. Dans une demi-heure, il aura récupéré, célébrant sa victoire avec le Colossien et les Cétiens.
Je me demande si, en dehors du terrain, il continue d’être le capitaine… Dans la Ligue, ils doivent avoir d’autres règles. En matière de salaire et de privilèges, il est probablement le dernier singe de cette troupe magenta.
Les mercenaires paient toujours un prix. Il a fait son choix. Il vaut mieux être la queue d’un lion que la tête d’un rat.
Je lève les yeux. Les parois sont de nouveau transparentes. Je vois le public quitter le stade titanesque. Silencieux. Muet. Comme chaque année. Mais dans douze mois, ils reviendront. Ce seront les mêmes. Et ils attendront de nouveau un miracle.
Pourquoi m’as-tu abandonné, douce Vierge ?
Nous avons perdu.
Je n’arrive pas à me faire à cette idée. Je me sens si vide que je n’arrive même pas à déprimer. Ni à pleurer ni à crier.
Peut-être que l’an prochain je pourrai jouer dans une autre équipe Terre. Pas comme capitaine, évidemment, mais ce serait toujours ça… En fin de compte, avec moi à leur tête, l’équipe a presque vaincu la Ligue.
« Ne pense plus à ça, me dit Gopal tandis que sa main se posant sur mon épaule me fait sursauter. Dans toute partie, il y a un perdant. C’est dur lorsque c’est toi, bien sûr… Mais, parfois, il y a des compensations.
— L’expérience ? » lui dis-je avec cynisme.
Et, au même moment, je le regrette. Je ne veux pas le blesser.
« Non. L’expérience est ce que nous gagnons lorsque nous obtenons ce que nous souhaitons. Je parle… d’un autre type de gain. »
Sa voix se met à trembler légèrement.
« Daniel, je veux te présenter un personnage important. Il est très impatient de te connaître. Par ici… »
Je me retourne avec méfiance. Je ne suis pas d’humeur à parler à des fans puissants et bourrés de fric, désireux de me consoler et de me dire que la prochaine fois nous aurons plus de chance…
Surprise. Il est plein aux as et très probablement fan de Voxl, mais il n’est pas humain. Il a huit pattes. Des yeux à facettes, froids. C’est un Gordien.
« Modigliani est chasseur de talents pour la Ligue », m’explique Gopal.
Il a parlé d’un ton léger derrière lequel je crois discerner autre chose. De la peine ? De l’envie ?
Je contemple l’insectoïde, la bouche ouverte. Je ne parviens pas à y croire… C’est trop beau pour que ça m’arrive à moi… Je ne peux que balbutier en tendant la main :
« Monsieur Modigliani, je… »
Je couvrirais volontiers de baisers sa carapace grisâtre et chitineuse. Merci, douce Vierge, d’avoir entendu mes prières.
Le xénoïde ignore ma main tendue.
« Pas “Monsieur”, déclare une voix électronique sortant d’un traducteur-synthétiseur sur la poitrine du xénoïde. Seulement “Modigliani”. Sais-tu, Danny, que tu possèdes un sens tactique que j’ai rarement vu chez un voxleur ?
— Euh… Merci, Mons… Modigliani…
— Bon, comme vous avez fait connaissance et que vous semblez vous entendre, je vais vous laisser, déclare Gopal en m’étreignant l’épaule. Je suis heureux que tu aies un beau futur devant toi. »
Il se penche et me murmure à l’oreille :
« Ne te brade pas. N’accepte pas sa première offre. »
Puis il déclare, de nouveau à voix haute :
« Nous nous reverrons, Danny. »
Je sens un fond de moquerie dans la façon dont il me le dit. Il ne m’a jamais appelé autrement que Daniel, ou « capitaine ».
Je l’observe. Il s’éloigne en sifflotant. Vers l’oubli. Il n’a plus de futur. Après dix ans comme joueur et quinze comme entraîneur d’équipes Terre toujours perdantes, son heure de gloire est passée. Mohamed Gopal, la Merveille de Delhi, prend définitivement sa retraite.
Je me demande de quoi il va vivre. Pour lui, comme pour les Slovsky, le Voxl représente tout.
Un jour, je l’appellerai… Mais pour l’instant j’ai des affaires plus urgentes à traiter. Je reporte mon attention sur le Gordien.
« Modigliani… Vous avez choisi un joli nom. Savez-vous qui était… ?
— Non, et je m’en fiche. Nous n’aimons que les noms terriens de quatre syllabes. Ils ont une certaine musicalité. »
Le Gordien agite, catégorique, deux de ses membres chitineux et m’en pose quatre sur une épaule, m’obligeant à marcher à son côté. Il est aussi grand que moi et plus maigre, mais beaucoup plus fort.