« Eh bien, Danny, j’aime aller droit au but. J’ai suivi la partie avec attention. Arno Korvaldsen et toi m’intéressez. Nous lui ferons également une offre lorsqu’il aura terminé son auto-clonage. Mais il n’est plus tout jeune, et avec un peu de chance il tiendra une saison. Quant à toi… »
Il fait une pause.
J’ai le cœur au bord des lèvres.
Qu’il ne m’offre pas une misère, douce Vierge. Tu sais que je vais devoir accepter de toute façon…
« Trois saisons chez les Draks de Bételgeuse… »
Dis-moi combien, bestiole dégoûtante… Peu importe si tu captes mes pensées avec ta télépathie. Après, je te demanderai tous les pardons que tu voudras, mais dis-moi combien, maintenant…
« Un demi-million de crédits par saison. Frais médicaux et d’entraînement inclus, ainsi que l’assurance contre la mort accidentelle. Qu’en penses-tu ? »
Ce que j’en pense ? Que c’est une escroquerie. Voilà ce que j’en pense. Peut-être capte-t-il cette idée dans mon cerveau. Le Colossien et les clones cétiens qui ont joué contre nous aujourd’hui doivent gagner dix fois cette somme. Il serait intéressant de savoir combien touche Kowalsky, leur capitaine. Peut-être moins que moi…
Peu importe ce que j’en pense, Modigliani, parce que ça doit forcément me paraître bien. Je n’ai pas d’autre option. Je vais accepter. Tu sais que je vais dire oui. Je sais que tu sais que je sais. Alors, pas la peine de faire semblant. Après tout, je peux me considérer comme heureux.
« Parfait, finis-je par lâcher, avec l’impression d’avoir la bouche pleine de terre. Je commence quand ?
— Dès que tu auras récupéré tes bagages. Mon vaisseau quitte l’astroport de la Nouvelle Rome dans deux heures. Cherche-le. C’est le Velours. Je t’attendrai à bord. »
Modigliani s’éloigne de moi et se retourne :
« Je vais voir Korvaldsen… »
J’ose lui poser une dernière question, avant qu’il ne soit trop loin.
« Et les autres ?
— Ah oui… les autres. Ils ne m’intéressent pas. L’un est trop vieux. Les autres, trop jeunes. Bien que ces jumeaux… Peut-être l’an prochain. »
Un cri sauvage retentit derrière moi. Je me retourne. Je capte un reflet d’acier bruni et taché de rouge, à l’autre bout du terrain. Des infirmiers courent précipitamment. Je n’ai pas besoin de regarder. Je sais parfaitement ce qui vient de se passer.
Seppuku…
Yukio, aussi théâtral que d’habitude… Il a juré de se faire hara-kiri si nous perdions. Une dignité d’opérette, un honneur de pacotille. Comme s’il ne savait pas que, dans le pire des cas, sa famille l’auto-clonerait. Ces samouraïs et leur culte du sang…
Je m’inquiète davantage pour Jonathan. Et Gopal. Ils sont parfaitement capables de sortir d’ici en marchant très calmement et ensuite, bien plus loin, de se jeter dans un réservoir d’acide. Pour ne laisser aucune molécule.
Pauvres types…
Je suis désolé pour eux, mais la vie continue. Certains s’élèvent, d’autres tombent. À chacun ses problèmes. Je ne suis plus le capitaine de l’équipe Terre.
Douce vierge, je te mettrai un cierge au moins aussi gros que ma cuisse. Pour tout ce que tu as fait et feras encore pour moi.
Et quand Arno s’éveillera, nous allons nous acheter trois caisses de bière chacun. Et chercher un joli couple de travailleuses sociales, peu importe le prix. Nous nous devons bien ça.
Ce n’est pas tous les jours qu’on a autant de chance : décrocher un contrat avec la Ligue. Maintenant, à moi les voyages dans toutes les galaxies. Je vais vivre.
Dorénavant, je vais jouer pour de vrai.
Arno sera sûrement d’accord avec moi. Il est si pragmatique.
La fierté de la Terre, l’espoir des humains, la vengeance des humiliés…
De la foutaise.
Maintenant, oui, nous allons faire partie de l’équipe championne.
De celle qui paie le mieux.
De la seule qui vaille vraiment la peine.
Ma mère serait fière de son fils… J’en suis sûr.
4.
LES TIGRES SACRÉS
Le tigre de Sibérie, ou tigre de l’Amour, ou panthera tigris altaica, est le plus grand félin de la Terre. Et, à l’exception de l’ours blanc, le carnivore terrestre le plus puissant.
Il s’agit d’une sous-espèce de tigre, adaptée à la froide taïga, pelage épais et presque blanc, avec de pâles rayures brun grisâtre, qui peut peser jusqu’à trois cents kilos et mesurer presque trois mètres de la tête à la pointe de la queue.
Un magnifique animal, qui n’a quasiment pas d’ennemi naturel. Et qui a été le roi indiscuté de la taïga… jusqu’à l’apparition de l’homme.
Les chasseurs et les bergers iakoutes, bouriates ou d’autres ethnies sibériennes, sans autres armes que leurs lances et leurs flèches en os, respectaient et admiraient le tigre comme le roi des bêtes sauvages. Pour leurs chamanes, il demeurait un animal sacré, à la fois dieu tutélaire et démon, et la plus grande preuve de courage d’un homme était de partir seul en chasser un.
Puis l’homme blanc est arrivé, avec ses armes à feu. Et l’argent, et l’alcool. Et les chasseurs de peaux.
Attirés par le prix qu’atteignait le précieux manteau noir et blanc de ces dieux, les tireurs mercenaires venus du monde entier et les fils à demi civilisés de ces mêmes tribus sibériennes qui les révéraient tant ont décimé de façon impressionnante la population de tigres de Sibérie, qui n’était déjà pas bien importante. Les directeurs de zoos, pour lesquels la présence, dans leurs cages, de l’immense félin faisait tellement bonne presse et attirait tant de public, se sont chargés du reste. Aucune législation protectrice n’a pu empêcher le désastre.
Au début du XXIe siècle, les cinquante-quatre tigres de Sibérie restants vivaient en captivité dans les différents parcs zoologiques et réserves privées de la planète. Chacun d’entre eux valait des centaines de milliers de dollars.
Puis le Contact a eu lieu…
Au cours de leur plan de restauration écologique, les xénoïdes ont croisé et cloné habilement les cinquante-quatre survivants, et au bout d’une vingtaine d’années la population de tigres de Sibérie s’élevait à plusieurs milliers. Bien que son patrimoine génétique se soit un peu appauvri, on pouvait considérer l’espèce comme sauvée.
Pourtant, la panthera tigris altaica continue d’avoir le statut d’espèce protégée. Chaque spécimen est soigneusement marqué à la naissance par un transmetteur-localisateur qui permet au département de Sécurité Planétaire de connaître sa position précise et son état de santé seconde par seconde, grâce aux satellites.
Et tant pis pour l’humain qui se risquerait à chasser l’un des précieux tigres blancs ! La sanction minimale, si l’on prouve qu’il existe des circonstances atténuantes comme l’auto-défense, est de deux années en reconditionnement corporel.
Les éleveurs locaux de rennes ont appris à tolérer les déprédations constantes de la surpopulation de grands félins comme un mal nécessaire. Ils s’arrangent pour ne pas conduire leurs troupeaux sur les zones de chasse des tigres et calculent une certaine marge de pertes en têtes de bétail qui seront inévitablement tuées.