Non, ça n’a rien de secret. Cela ne me gêne pas. Je peux te raconter. Un simple incident sans importance, avec une travailleuse sociale très susceptible, à l’astroport, il y a deux semaines. Une dénommée Buca… Son visage était tartiné de ce maquillage waterproof qu’elles utilisent, de nos jours, comme un masque. Je suppose que ça les aide à se ressembler toutes. Et les xénoïdes adorent ça.
Je te jure que j’ai essayé d’être aimable avec cette petite pute. Elle en avait besoin : elle paraissait terrifiée après les tirs qu’avait balancés un de ces dingues de l’Union Xénophobe. Nous l’avons immédiatement neutralisé, bien sûr. Mais l’un de mes agents s’est montré grossier avec la fille. J’ai voulu y remédier… et je me retrouve ici. Je ne lui ai pas paru sympathique et elle s’est plainte auprès de ma hiérarchie.
Des histoires comme ça arrivent tous les jours. La procédure normale est d’archiver la plainte, et point final. Mais comme cette Buca avait été choisie par un Gordien pour être incubée, cela m’a été fatal. Les plaintes des gros bonnets xénoïdes jettent toujours le trouble dans nos rangs… Et ce n’est jamais bien pour nous autres, les gens de la base. Il vaut mieux que tu saches ça dès maintenant. Le résultat ? Le sergent Romualdo a été sanctionné par un mois de rondes dans les rues, une nuit de garde sur trois, avec réduction de sa solde.
J’espère qu’un truc comme ça ne t’arrivera jamais.
Quoique, si mon instinct ne me trahit pas, tu iras loin. Tu ne me crois pas ? Fais attention : le sergent Romualdo Concepción Perez se trompe rarement. Je vois qu’une carrière prometteuse dans la Sécurité Planétaire t’attend. Aussi clairement que je te vois devant moi. Je me risquerais même à parier que, si tu fais des efforts, dans un an ou deux tu seras au moins devenu sous-officier.
Moi ? Je suis sergent depuis douze ans. Mais ne crois pas que je t’envie. Dans la vie, chacun va jusqu’où il peut. Je ne me plains pas, sergent, cela me convient. En fin de compte, même si je me suis cultivé un peu, je ne suis qu’un pauvre ignorant qui sait à peine lire.
Mais toi, avec ta formation… Un QI de 148… Ça se voit que tu es instruit. Je peux te poser une question ? Par pure curiosité. Pourquoi n’es-tu pas devenu ingénieur en physique si tu étais en deuxième année ? Tu n’en avais plus que deux à faire…
Ah, des problèmes financiers. Laisse-moi deviner : tes parents te payaient tes études et leurs affaires ont périclité… Non ? Un accident d’aérobus ? Désolé, gamin. J’imagine que tu n’aimes pas en parler…
Beaucoup de gars entrent à la Sécurité Planétaire pour ce genre de raisons. Le boulot a beau être impopulaire, c’est l’un des rares emplois où on cherche toujours du monde. Et en comparaison avec les salaires de misère de cette planète, nos trois cent cinquante crédits mensuels ne sont pas si mal, pas vrai ? Surtout si l’on considère qu’il ne faut ni études ni expérience. Tout ce que tu as besoin de savoir, on te renseigne à l’Académie, hein ?
Quoi ? Comment je sais tout ça sur tes études ? Gamin, j’ai lu ton dossier. Oui, en théorie, il est secret et seuls les officiels connaissent les codes d’accès, et tout le reste… Mais mon statut de vétéran dans ce Commandement me confère certains privilèges, y compris sur les ordinateurs.
C’est illégal ? Non, je n’irais pas jusque-là. C’est juste… inhabituel. Si nous devons être collègues, il est logique que je sois un peu curieux de ton passé, non ? En plus, je ne vois pas en quoi ça te dérange. Ton histoire est irréprochable.
Dès le début, j’ai remarqué que tu étais un bon élément. Je t’ai observé et j’ai apprécié ce que j’ai vu : un gamin enthousiaste, vif, comme il sied à ton âge. Tu as vingt-quatre ans, non ? Mais tu sais réfléchir avant d’agir. Dans ce boulot, c’est essentiel.
En plus, je m’entends bien avec toi, même si tu es taciturne. Ou peut-être, justement, parce que tu l’es. Il faut écouter avant de parler. Je déteste ces petits cadets pédants tout juste sortis de l’Académie qui croient qu’ils savent tout après quelques heures sur simulateur. La meilleure école, la seule qui vaille la peine, c’est la rue. C’est là, dans la lutte quotidienne, qu’on apprend réellement. Et durant toute la vie. Sache que, même si on est gradé, on ne connaît jamais toutes les règles de la rue.
Les règles du Grand Jeu.
Oui, Markus… La vie est un Grand Jeu, et un agent doit connaître les règles sur le bout des doigts… Surtout s’il aspire, comme j’imagine que c’est ton cas, à faire carrière. À être un gagnant, et non un perdant.
Tu ne vois pas de quoi je parle ? Je vais te raconter une petite histoire pour t’aider à comprendre. Tu aimes les histoires ?
Lorsque j’étais encore un bleu, comme toi, j’ai servi sous les ordres d’un vieux sergent, comme moi aujourd’hui. Je m’en souviens comme si c’était hier. Il s’appelait Aniceto Echevarrai. Un type bien, compréhensif et courageux. Les enragés de l’Union Xénophobe l’ont buté, et pour le venger nous avons fait couler beaucoup de sang. Nous l’aimions tous.
Comme le temps passe… Ça remonte à loin…
Bref, il se trouve que le regretté Aniceto était passionné de pisciculture. Il avait lu un tas de trucs sur le sujet. Il parlait toujours d’espèces exotiques de poissons d’eau douce et d’eau de mer, d’aliments artificiels ou vivants, de températures et de PH de l’eau… Et de sa « petite collection », comme il la désignait avec autant d’affection dans la voix que les parents qui parlent de leurs enfants.
Un jour, la deuxième semaine que nous patrouillions ensemble, il m’a invité chez lui, et… N’aie pas l’esprit mal tourné, Markus. Aniceto Echevarrai aimait les femmes. Et moi aussi. Alors efface ce sourire ironique ou je me fâche.
Bien. C’est mieux.
C’était un minuscule appartement, mais joli. Bien meublé, avec toutes sortes d’appareils électroménagers, mais sans luxe ni ostentation. Ce qui attirait le plus l’attention, c’était les énormes aquariums, un peu partout. Sa « petite collection » était presque mieux fournie que le Grand Aquarama de la Nouvelle Miami, crois-moi. Avec des pompes à air, des résistances-diffuseurs d’eau, des systèmes de filtrage… Il y avait de tout. Et en quantité ! Combien de poissons il avait ? Sans te mentir, derrière ces parois de cristal, le vieil Aniceto était parvenu à réunir l’équivalent en écailles de presque un demi-million de crédits.
Et lorsque, ébloui devant tant de beauté, je lui ai demandé innocemment comment il parvenait à financer une passion aussi coûteuse avec une simple solde de sergent, il s’est contenté de sourire. Il a caressé sa moustache et m’a montré quelque chose que je n’oublierai jamais.
Au fond d’un de ses aquariums d’eau de mer, il y avait une créature énorme. Elle ressemblait à une fleur, avec sa grosse tige et ses pétales rougeâtres, à moitié transparents, agités par le léger courant de l’eau. Une belle fleur sous-marine…
Mais il s’agissait d’un animal vorace. Ce que je prenais pour des pétales était des tentacules qui pouvaient sécréter un puissant venin. Au centre, se trouvait une bouche, toujours affamée.
Quoi ? Une anémone ? Si tu le dis… Je ne suis qu’un simple sergent pas très futé. Je ne connais rien aux animaux sauvages.
Aniceto m’a dit de regarder très attentivement l’anémone. Elle était belle. Terriblement belle. Et elle m’a paru encore plus belle lorsqu’un poisson de taille moyenne qui passait par là s’est pris dans les tentacules meurtriers, tué et englouti en quelques secondes. Il y avait de la cruauté dans ce spectacle.
Et ensuite, plusieurs poissons, beaucoup plus petits, ont nagé dans les parages sans que rien ne leur arrive.