Émerveillé, j’ai interpellé le sergent Aniceto pour lui montrer ça. Mais il a juste lancé un regard vers l’aquarium et m’a répondu :
« Continue de regarder. Observe cet aquarium avec attention, Romualdo. »
Et alors, Markus, je me suis rendu compte que sur cette créature merveilleuse et meurtrière, d’autres petits poissons étaient apparus. Rouges, bleus et violets, colorés comme des clowns. Ils grignotaient les restes du plus gros poisson accrochés dans la jungle de tentacules, et la créature le leur permettait. Et ils se cachaient même au milieu de ces tentacules empoisonnés.
Des symbiotes, dis-tu ? Bon, des symbiotes, alors.
En me posant le bras autour des épaules, Aniceto m’a dit :
« Cet animal venimeux est la Loi. Ou la Sécurité Planétaire, si tu préfères. C’est comme un réseau aveugle, mais intelligent. Les petits poissons ne l’intéressent pas et ils peuvent passer sans danger. Les grands poissons, qui pourraient constituer une menace s’ils sont trop forts, sont également ignorés. Seuls les poissons de taille moyenne, considérés comme de la nourriture, sont attaqués.
— Et ces clowns colorés, c’est quoi ? lui ai-je demandé, amusé par ce qui me paraissait de la philosophie de comptoir.
— C’est nous, a répondu le vieux sergent. Nous aidons la Loi à s’exercer, la Sécurité Planétaire à fonctionner. Nous faisons en sorte que les ordures ne s’accumulent pas, risquant d’encombrer le réseau ou d’étouffer l’animal toujours affamé. En échange, nous prospérons sous son ombre puissante, en toute impunité. Le monstre nous reconnaît et nous distingue par notre uniforme. C’est ainsi que fonctionnent les choses, en ce bas monde. Tu comprends, Romualdo ? »
Et j’ai bien compris, Markus. Si bien que je n’ai jamais oublié.
Tu saisis, à présent ?
Ils ont perdu un grand acteur lorsque tu as choisi d’entrer à l’Académie, gamin. Tu rougis autant qu’une jeune vierge qui entend parler d’une orgie. Mais, avec moi, il est inutile de jouer les ingénus ou les innocents. Si à vingt-quatre ans tu n’as toujours pas compris que, aussi élevée qu’elle puisse te paraître, la solde que nous paie la Sécurité Planétaire ne nous permet même pas d’acheter la cire avec laquelle nous faisons briller nos uniformes, je vais croire que tu as triché lors de ton test de QI…
Mais je ne crois pas que tu sois si bête.
Ah, je sais. Il y a un autre point qui t’inquiète. Tu as peur des Affaires internes, hein ? Tu es un gamin prudent. Je connais les signes : cette façon de regarder partout comme un chat acculé…
Mais, en toute honnêteté, dis-moi, est-ce que j’ai une tête de bœuf-carottes sous couverture ?
Et je t’assure qu’il n’y a ni microphones ni nano-caméras planqués. Ici, nous sommes totalement à l’abri des oreilles et des regards indiscrets. Pourquoi crois-tu que j’ai tant insisté pour que nous entrions ? En réalité, la pluie n’était pas si forte…
Aucun dispositif électronique d’enregistrement ne peut fonctionner ici. L’officier scientifique du Commandement pourrait te l’expliquer mieux que moi. C’est en rapport avec le pouls électromagnétique, indispensable à l’anabiose de certains types d’extraterrestres, comme les polypes d’Aldébaran.
Et c’est justement pourquoi nous discutons ici. Moi aussi, j’aime bien prendre mes précautions.
Ah, et ceux des Affaires internes… Ne crois pas tout ce qu’on raconte sur eux. Ils ne sont pas aussi mauvais qu’on le dit. Eux aussi, ils ont parfois besoin d’un cadeau pour leur fiancée ou d’un extra pour inscrire leurs enfants à l’Université, et ils font alors appel à nous. De collègue à collègue. Tu comprends ?
Bien sûr, si tu perds les pédales et si tu tentes de devenir millionnaire en un mois, cela sera aussi visible que le nez au milieu de la figure. Et ils n’auront pas d’autre solution que de te prendre en chasse. C’est leur boulot. Il faut sauvegarder les apparences, maintenir la façade. Le système fonctionne à la perfection.
Ne fais pas cette tête, mon garçon. Il est temps que tu te rendes compte une fois pour toute que protéger et servir, former une barrière entre la Terre et le chaos et tout ce que tu as appris par cœur à l’Académie est une pure mascarade. Travailler à la Sécurité Planétaire est différent de tout ce que tu imaginais, Markus. Crois-moi, et pas tes instructeurs.
Alors que tu jouais encore avec tes figurines-robots, je patrouillais déjà dans les rues de cette ville. Oublie tous ces blabla sur le devoir d’un agent, le chemin de la gloire des agents de l’ordre public, tout ça. Ce sont des bobards pour impressionner les moutons qui nous entretiennent en payant leurs impôts.
C’est un boulot d’esclave. Tu passes ton temps à te casser le dos et à risquer ta peau pour un paquet de civils ingrats qui ne te voient pas comme leur sauveur, mais comme leur ennemi. Nous ne sommes pas des chiens de berger, mais seulement d’autres loups. Voilà comment ils nous traitent. Ils nous méprisent, nous mettent à part… Pourquoi crois-tu que nous épousons tous des femmes de la Sécurité Planétaire ?
Tout ça pour un salaire de misère et une pension de merde… si on arrive en vie jusqu’à la retraite.
J’imagine ce que tu dois te demander : si cette vie est si pourrie, pourquoi trouve-t-on encore des agents ? Pourquoi tous les gens de la Sécurité Planétaire n’ont-ils pas jeté leurs vibro-plaques aux orties ? Pourquoi l’entrée à l’Académie est-elle toujours aussi difficile et pourquoi les jeunes se battent-ils pour la décrocher ? Pourquoi as-tu dû travailler si dur, malgré ton QI ? Hein ?
En réalité, bien que la paie soit médiocre, l’uniforme offre certaines opportunités… Je préfère appeler ça des « droits non publics ». Une simple justice. Il faut bien retirer un bénéfice pour risquer sa peau lorsqu’un de ces drogués débiles de l’Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne veut chercher des crosses à un Gordien parce que les insectoïdes le dégoûtent depuis l’enfance.
De la corruption, dis-tu ? Oh, Markus, c’est un bien grand mot. Et pas très joli. Je constate que, toi et moi, nous avons un sérieux problème de vocabulaire.
Moi, j’appellerais plutôt ça une compensation. Mais si tu le prends de cette façon, d’accord. De la corruption. Appelons un chat un chat.
Ne te mets pas à trembler au son de ces trois syllabes. Cor-rup-tion. Oui. Et pas seulement au sein de la Sécurité Planétaire… C’est quasiment le sport officiel de toute cette planète. Tous ces fonctionnaires qui jouent les vertueux et sèment leurs belles paroles dans les interviews sur l’holo-réseau, avec leurs diatribes contre « l’insupportable vénalité de la Sécurité Planétaire », reçoivent bien davantage que nous autres… Et ils risquent moins. Critiquer la saleté des autres est le meilleur moyen de dissimuler la sienne. Alors oublie tes réticences et vis ta vie, mon garçon.
Ainsi vont les choses.
Mais ne va pas croire non plus que tu es un dieu parce que tu portes une arme à la ceinture et une vibro-plaque d’identification. Ni que tu peux tout te permettre tant que de l’argent est en jeu. Tu tomberais dans le grand piège et ça te coûterait très cher.
Nous maintenons l’ordre… Bien que celui-ci soit différent de ce qui est écrit dans le manuel. Mais ce n’est pas le chaos, c’est clair ? Le chaos est mauvais pour tout le monde, même pour la Mafia et les Yakuzas, les gros poissons. Personne ne profite du désordre.
C’est pourquoi il existe des règles que tout le monde suit. Pour que ça fonctionne bien, Markus. Et c’est ce que j’essaie de t’expliquer depuis le début… Excuse-moi pour mes digressions autour de l’histoire de l’aquarium du défunt Aniceto.
Au moins, c’est une bonne histoire, pas vrai ?