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Mais ne t’inquiète pas. Celui qui crée la Loi crée, par la même occasion, les interstices qui permettent de la contourner. Nous avons notre propre système. On ne déplace jamais tout un département à la fois. Si bien que, lorsque qu’on nous séparera et que tu connaîtras ta nouvelle affectation, je te dirai qui établit les règles, là-bas… Et il te donnera les instructions, les contacts et tout ce dont tu auras besoin pour occuper la place de l’agent que tu remplaceras dans tous les sens du terme.

Tu comprends ? Oui, Markus, tu es un gosse intelligent. C’est bien ce qu’il me semblait. Tu captes tout au quart de tour. Et tu souris. Je suis content que ça te plaise. Comme tu le vois, appartenir à la glorieuse corporation de la Sécurité Planétaire n’est pas si mauvais que certains le croient.

Encore quelques conseils. Excuse-moi si j’ai l’air pédant. Je deviens vieux et, comme je n’ai pas eu d’enfants, je suis un peu paternaliste avec les jeunes recrues, qui ne connaissent encore rien de la vie. Et je te trouve vraiment sympathique.

Habitue-toi à improviser. Oublie le manuel. Aucun système de règles ne peut prévoir tous les cas de figure. Un agent doit faire face tous les jours à des situations imprévues.

Par exemple, si, en patrouillant dans une rue obscure tu trouves un mini-conteneur avec deux kilos de télé-crack, sans témoins… Ou si une petite dame clonique cétienne, impressionnée par la raideur qui gonfle ton pantalon d’uniforme, veut savoir quelle est ta marque favorite de lubrifiant sexuel… La décision t’appartient.

J’ai une règle personnelle : ne jamais décevoir les enfants, les femmes et les camés. On doit toujours faire un effort pour son prochain. Tu ne crois pas, Markus ?

Évidemment, si tu attires l’attention d’une Colossienne, je te recommande de te préparer à t’excuser comme un auxiliaire du Corps diplomatique. Certains racontent que même leur vagin est cuirassé. Sans parler des sécrétions d’acide acétique des guzoïdes de Rigel… Je ne souhaiterais pas ça à mon pire ennemi.

Ah, je pourrais t’en raconter des anecdotes épicées…

Tu ne sais pas la chance que tu as d’être entré à la Sécurité Planétaire aujourd’hui. Il y a quelques années, l’agent qui disait non un peu trop souvent pouvait finir en animation suspendue à l’intérieur d’un caisson comme ceux-là. Les xénoïdes étaient nos maîtres absolus, et ils n’aimaient pas se voir opposer un refus.

À présent, nous avons certains droits.

Et nous avons bataillé dur pour les obtenir, je t’assure. Il y a dix ans, « agent de la Sécurité Planétaire » et « déchet » étaient synonymes. Pour qu’on nous prenne au sérieux, nous avons dû montrer à ces xénoïdes omnipotents que sans nous, ils n’avaient aucun moyen de contrôler la Terre. Du moins, sans annihiler les trois quarts de sa population.

Par curiosité, tu es né où, Markus ? Ici, à la Nouvelle Miami ? Tu es un gosse intelligent de la ville. Moi, je ne suis qu’un paysan mal dégrossi. Je viens d’une petite bourgade au bord d’une rivière, perdu entre les collines et la jungle : Baracuya del Jiqui. Là-bas, ils n’ont pas encore réalisé qu’on était au XXIe siècle. Ils continuent de vivre au XIXe.

À chaque fois qu’il pleut un peu et que la rivière Jiqui sort de son lit, la rue principale – et l’unique – de mon village se change en lac et il faut circuler en barque. Dans ma maison, il n’y avait pas d’accès à l’holo-réseau… Pas même d’électricité. On prenait l’eau à la rivière, dans des seaux.

J’ai vu mon premier aérobus à dix ans. Jusque-là, mon idéal ultime en matière de transport avait été de posséder mon propre cheval. Ma mère et mon père, sans traitements alternatifs ni la moindre idée de ce qu’étaient les anticonceptionnels, ont eu quinze enfants, neuf garçons et six filles. Dix ont survécu. Sept garçons et trois filles. À quarante-trois ans, ma mère en paraissait soixante-dix.

Je n’étais pas assez âgé pour qu’on me prenne au sérieux, ni assez jeune pour qu’on me gâte. J’ai eu la pire place, au milieu. Je recevais des coups de mes aînés, parce qu’ils étaient plus forts que moi, et je devais prendre soin des petits, parce qu’ils étaient plus jeunes que moi.

À dix ans, j’ai réalisé que je n’avais pas envie de labourer la poussière de la petite parcelle que cultivait mon père. Je n’aimais pas rester toute la journée à creuser des sillons. Ce que je voulais, c’était vivre dans une vraie ville et ne pas crever en retournant la terre. Déjà à l’époque, j’étais assez baraqué. Mais comme je n’étais pas doué en sport, cette grande carcasse ne me servait à rien, et la seule façon de réaliser mon rêve était de prendre l’uniforme. C’est pourquoi, dès que j’ai eu seize ans, j’ai fui la maison avec mon balluchon et mon unique paire de chaussures. J’ai cédé à l’appel de ces holo-affiches qui promettent monts et merveilles et je me suis enrôlé dans la Sécurité Planétaire. Je l’aurais fait plus tôt si j’avais pu les berner davantage sur mon âge. Même si je paraissais avoir vingt ans, je n’en avais pas dix-huit.

Ah, Baracuya del Jiqui… Parfois, je deviens nostalgique et je me demande ce que sont devenus mes frères. S’ils se sont mariés, si j’ai des neveux, s’ils se sont tués au travail sur leur lopin de terre. Si Maman et Papa sont toujours vivants, ils doivent être bigrement âgés. Je n’y suis jamais retourné, et je ne leur ai pas même envoyé une holo-vidéo. Ça a été dur, crois-moi, mais je me suis dit : « Romualdo Concepción Perez, si tu regardes en arrière, tu n’avanceras jamais. » Et je suis toujours allé de l’avant.

Une grande partie de la vieille garde de la Sécurité Planétaire vient d’endroits comme mon petit bourg… ou pires. Notre chef, le colonel Kharman, était un Dayak de Bornéo, une tribu qui vit encore à l’état primitif, se perçant la narine avec un os et réduisant les têtes de ses ennemis.

À l’époque, aucun jeune citadin ne voulait mettre cet uniforme ni arborer cet insigne. D’accord, aujourd’hui non plus… Tu es l’exception, et non la règle. Tes petits amis de la ville pensent à tout sauf à devenir des « sbires des aliens », comme nous appellent encore ces imbéciles.

Si j’ai été studieux à l’Académie ? Bien sûr que j’ai travaillé ! Il m’a fallu apprendre à utiliser les installations sanitaires, les terminaux d’ordinateurs… Et je me suis battu, oui. Parfois jusqu’au sang. Si je n’avais pas appris à me défendre, à rendre sans pleurnicher les coups que j’ai reçus dès que j’ai su marcher, mes quatre frères aînés m’auraient réduit en bouillie. Ou mon père m’aurait corrigé parce que j’étais une chochotte qui pleurniche.

En ce temps-là, la formation, à l’Académie, ne durait qu’un an et on nous mettait tout de suite dans la rue. Si nous survivions les trois premiers mois, c’est que nous avions été de bons élèves. Si nous y restions… Eh bien, les xénoïdes de la Commission de sélection avaient des milliers de demandes en attente d’un poste libre dans la Corporation.

Au début, sans amis, sans connaissances, ni la moindre idée de ce qui se passait dans les villes, nous tentions d’appliquer le manuel à la lettre. Tout le poids de la Loi portait sur les contrevenants, de la même façon, sans égards d’aucune sorte. Pour personne.

Quant à moi, je ne risquais pas d’être renvoyé à Baracuya del Jiqui si je ne prenais pas de gants avec un civil. Ils étaient aussi pauvres et désespérés que moi… Mais si c’était eux ou moi, alors moi d’abord. Et avec les grèves, pareil : s’il fallait distribuer des coups d’électro-matraque à des mineurs d’uranium qui, au lieu de travailler, demandaient de meilleures combinaisons anti-radiations, alors j’en distribuais. Ces pauvres gars avaient l’air aussi malheureux que nous… Mais on me payait pour ça, on m’habillait et on me laissait tranquille. Tu vois, dans la vie, tout se paie.