Petits voleurs, trafiquants, Mafia, Triade, Yakuzas ? Pour moi, ils étaient tous pareils. J’étais dur avec tout le monde. C’était une époque sauvage.
C’est de ces jours-là qu’est née la légende de la guerre urbaine entre les délinquants et nous. Parce qu’ils n’étaient pas tendres. Pour chaque Yakuza que nous envoyions au reconditionnement corporel, ses amis butaient un agent. Œil pour œil, dent pour dent.
J’étais stupide. Je m’en rends compte aujourd’hui. Sans cette leçon que m’a donnée le vieil Aniceto avec son monstre bouffeur de poissons, dans l’aquarium de son appartement, je serais probablement mort aujourd’hui. Comme beaucoup de ceux qui sont sortis de l’Académie en même temps que moi et qui n’ont pas eu la chance de rencontrer un ancien pour leur expliquer les règles du jeu.
Je n’ai pas à me plaindre, à vrai dire. J’ai vécu comme un prince.
Après deux années passées dans la rue, les Yakuzas et la Mafia savaient qui j’étais et me traitaient comme un roi. C’est alors qu’est sortie la Directive 456 donnant aux agents de la Sécurité Planétaire le statut automatique de citoyens de la ville dans laquelle ils travaillaient. Moi, Romualdo Concepción Perez, né à Baracuya del Jiqui… j’étais citoyen de la Nouvelle Miami !
Je me suis senti maître du monde. Quelques mois plus tard, ils m’ont nommé sergent, m’ont attribué un appartement personnel et j’ai quitté le dortoir collectif. Et depuis, je suis tranquille.
Pourquoi je ne suis pas monté plus haut ? Je vais te confier un secret, Markus. Et tu en fais ce que tu veux. Le sergent est comme une clé de voûte. Oui, mon garçon. Je n’arrive pas à croire qu’un gamin cultivé comme toi ne connaisse pas ça… La clé de voûte, la pierre sur laquelle repose tout l’édifice. Celle qui va au centre. La plus sûre.
Qui en pâtit lorsqu’il vexe un xénoïde mal élevé ? L’agent de base. Et qui doit mettre le cou sur le billot du bourreau lorsqu’on tue un touriste stupide et que les xénoïdes font tomber des têtes humaines pour calmer leurs semblables ? Les chefs. Et qui est la cible invisible des enragés du Front Xénophobe chaque fois qu’ils décident d’orchestrer une nouvelle campagne contre les « aliens et leurs sbires » ? L’officier. Pas un de ceux qui a commencé avec moi ne semble avoir compris ça. Oh, bien sûr, les types intelligents se sont élevés dans la hiérarchie. Ils sont devenus lieutenants, capitaines, majors, colonels. Il y en a même un qui est arrivé au grade de général. Et où sont-ils aujourd’hui ? Retraités sans honneur avec la moitié de leur pension, prisonniers, fusillés, mendiants dans les rues où ils ont été un jour les maîtres, ou recyclés comme engrais dans les cultures organoponiques. La machine les a dévorés.
Sergent, ça me suffit. Ni plus haut ni plus bas.
La cupidité est mauvaise conseillère, Markus. À petite échelle, on peut contrôler les événements et il y a peu de trahisons possibles. À trop grande échelle, on fait concurrence aux Yakuzas. Des requins plus gros que toi voudront leur part… et il existera toujours un xénoïde plus puissant qui te brisera. Si tu savais combien j’ai vu de gars de la Sécurité Planétaire s’élever puis tomber sous la botte extraterrestre avec, dans les yeux, la certitude qu’ils vont être jetés au recycleur…
En revanche, le bon sergent a juste assez d’autorité, c’est lui qui transmet les ordres, l’huile qui lubrifie les rouages. Il est à l’abri et nul ne se dresse contre lui. Je ne me suis jamais fourré dans les grosses opérations, surtout si on ne me l’a pas demandé. Vivre et laisser vivre, c’est ma devise, Markus. Pour toi aussi, tout ira bien si tu la suis.
Parfois pourtant, il faut être méchant. Et ça fait mal. Oui, ça fait mal.
Il y a quelques mois, j’ai dû arrêter un jeune homme, et je ne parviens pas à l’oublier. Il se prenait pour un protecteur indépendant. Mais il était trop naïf pour ce boulot. Il s’appelait Jowe, c’était un artiste. J’ai vu ses toiles… Elles étaient peut-être bonnes, mais je ne les ai pas aimées. Elles étaient bizarres. En même temps, je n’y connais pas grand-chose.
Il semble que ce petit peintre avait oublié de payer sa cotisation mensuelle aux Yakuzas. Ou plutôt, il n’avait pas les moyens, parce qu’il ne faisait pas payer une travailleuse sociale pour laquelle il bossait. Une certaine María Elena.
Je ne me souviens pas bien de son visage. Une petite pute comme les autres, grande et mince. Je ne l’ai même pas regardée : j’aime les femmes bien en chair et je laisse les sacs d’os aux xénoïdes. En revanche, ce Jowe, il me fixait d’une façon… Markus, je croyais être revenu de tout, mais ça m’a fendu le cœur de devoir l’emmener. C’était comme si j’arrêtais le fils que je n’avais jamais eu. Je suis même allé assister au procès, après mon service. Ça a été rapide, comme toujours depuis que l’ordinateur central juge. Le pauvre gars a écopé de trois années de reconditionnement corporel… Il ne tiendrait pas, j’en étais sûr. C’était quasiment un meurtre.
En fait, je ne l’ai pas arrêté parce qu’il n’avait pas payé sa cotisation, mais suite à une dénonciation l’accusant de verser de l’argent à l’Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne. Une dénonciation des Yakuzas qui se sont servis de nous pour lui régler son compte élégamment. Et le pire, c’est que c’était vrai… Imagine-toi que ce pauvre gosse idéaliste et stupide envoyait le peu d’argent qu’il avait à ces tarés de drogués.
Lorsque je l’ai emmené, il lançait des regards désespérés à la dénommée María Elena. Elle a couru, ils se sont étreints, embrassés. Ils pleuraient, tout ça. Mais lui était sincère. Il sanglotait de toute son âme. On voyait qu’il l’aimait, le pauvre. Quant à elle, eh bien, j’ai vu de meilleures prestations au club de théâtre, ici, au Commandement.
Ça a été si dur que ça me hérisse encore le poil et que j’ai les larmes aux yeux rien que d’y penser… J’ai eu l’impression d’être le dernier des salauds, Markus. Vraiment.
Une chose encore, pas de sergent à agent, mais d’homme expérimenté à gamin débutant. Et profites-en pendant que je suis d’humeur sentimentale. Oublie l’honneur de la corporation si ça tourne vraiment mal. Sérieusement.
Il vaut mieux être un trouillard vivant qu’un héros mort. Celui qui fuit sauve sa peau pour combattre une autre fois. Il y a beaucoup d’agents à la Sécurité Planétaire, mais aucun ne te donnera une vie de rechange si tu perds la tienne en te battant pour de grandes idées comme la gloire ou l’esprit d’équipe. Et l’auto-clonage est si cher qu’ils le réservent aux chefs. Les lampistes comme toi et moi ne meurent qu’une seule fois.
Je te le dis parce que, depuis plusieurs années, les rues sont tranquilles, et je sais d’expérience que sur cette planète le calme précède la tempête. Je suis persuadé que ça va péter de nouveau. L’électro-matraque a beau être l’un des arguments les plus dissuasifs qu’on n’ait jamais inventés, elle n’empêche pas les cocktails Molotov de pleuvoir… C’est très sérieux, une émeute urbaine. C’est là que tu te rends compte, pour de vrai, que cette planète nous hait.
Une de ces échauffourées qui cherche à verser le sang xénoïde est gérable. Nous avons toujours su les contrôler. Mais, tous les dix ou douze ans, arrive un jour où la plèbe est si désespérée qu’elle se fiche éperdument qu’on lui troue la peau. Où les gens comprennent qu’ils sont si misérables qu’ils n’ont rien d’autre à perdre que leur vie d’échec et de merde, et que celle-ci n’a plus aucune importance s’ils peuvent s’en prendre à l’un d’entre nous.
Les vrais coupables sont les xénoïdes, bien sûr, mais ils ne sont jamais là pour se faire casser la gueule ; ces bestioles fuient les troubles encore plus vite que des rats mutants.