Si tu vois ta première insurrection péter dans les mains de tes collègues de l’Anti-émeutes, ne crois pas plus à la solidarité de corps qu’aux contes de fées. Cours, cache ton uniforme et cherche un abri sûr, le plus loin possible de la ville. Ça se produit tous les dix ou douze ans, et ça aboutit toujours à la même chose. À rien.
Les clampins de la grande banlieue de Pluton arrivent avec l’artillerie lourde, évacuent leurs gens et vaporisent l’endroit. Peu leur importe si nous, les « lèche-bottes », nous sommes à l’intérieur à risquer notre peau pour la tranquillité de leur paradis touristique. Après tout, nous ne sommes que leur chair à canon locale. Si la situation leur échappe, ils éradiquent le mal à la racine : ils rasent la ville entière, voire tout le continent. Regarde ce qu’ils ont fait à l’Afrique lors du Contact.
Crois-moi, tu ne voudrais pas voir ce qu’il reste d’une cité lorsque tout s’est évaporé, comme ça, en quelques secondes. Il subsiste peu de ruines, et à peine des restes humains. On ne trouve ni radiations nocives ni gaz toxiques. Le sol n’est pas empoisonné. Ceux qui se sont enfuis avant les troubles peuvent revenir et reprendre une vie normale. Enfin, s’il leur reste un lieu où s’installer. Parce que, sinon, ils n’ont plus qu’à serrer les dents, baisser la tête, ravaler leur rage et se mettre à travailler comme des bêtes pour reconstruire leur ville rasée.
Mais à certains endroits du sol et sur certains murs qui ont tenu debout on ne sait comment, il reste les ombres des corps vaporisés. Comme des fantômes accusant on ne sait qui. Jusqu’à ce que les murs s’écroulent ou qu’on les repeigne.
Et personne ne les pleure, du moins en public. Une fois les troubles oubliés, la vie reprend son cours. Jusqu’à l’explosion suivante.
Un jour, j’ai vu une holo-vidéo sur de petits animaux qui ressemblent à de grosses marmottes, et qui vivent dans l’Arctique, mangeant des mousses et des cochonneries. Les renards, les ours polaires, les chouettes, et même les Esquimaux, lorsqu’ils ne veulent pas mourir de faim, les chassent et les consomment en abondance. Mais ils se reproduisent, et se reproduisent encore. Comme des marmottes, tu m’entends, Markus ? Et, à chaque fois, ils sont plus nombreux… jusqu’à ce qu’il ne reste plus de mousse ni rien à manger.
Ils se réunissent alors en colonnes de millions d’individus et émigrent. Comme des fous, sans que rien ne puisse les arrêter. Ils ne cherchent plus de nourriture ou de nouveaux territoires ; ils cherchent la mer. Et les loups, les renards, tous les prédateurs les suivent, les dévorant sur le chemin… jusqu’à ce que les grosses marmottes plongent tête la première dans la mer et nagent au large. Les requins et les mouettes à leur tour les mangent, et des milliers se noient… jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucune.
Et les deux ou trois qui n’ont pas émigré recommencent à se reproduire, à être mangées, jusqu’à ce que, au bout de dix ou quinze ans, le cycle se répète. À l’infini.
J’aimerais penser que ça finira un jour. Bien que je préfère être un renard ou un aigle qu’une de ces marmottes…
Que dis-tu ? Des lemmings ? Si tu le dis. C’est toi qui es cultivé. Je t’ai déjà dit que le sergent Romualdo ne…
CLIC.
Le colonel Kharman interrompit l’enregistrement et passa son mouchoir de soie sur son front couvert de sueur.
« Ça suffit Ensuite ; ce ne sont que des spéculations biologico-philosophiques de comptoir qui ne vous intéresseront pas, Excellence Murfal.
— Cela pourrait être… instructif », répondit son interlocuteur, dont le corps humain se mouvait avec l’imperceptible temps de retard caractéristique d’un « cheval ».
Murfal était un Auyari.
« Je n’en doute pas, insista Kharman, tamponnant son front. Mais nous avons suffisamment de preuves pour envoyer ce pauvre diable de sergent en reconditionnement corporel pour le restant de ses jours. Et nous en savons assez sur l’état et les méthodes de la corruption dans notre corporation pour prendre les mesures adéquates… Je ne sais comment vous remercier pour votre coopération… »
L’Auyari lui coupa la parole d’un ton sec.
« C’est inutile. Même vous, vous devez réaliser que le mal est trop répandu pour y remédier par des moyens locaux, colonel. Ou peut-être devrions-nous également enquêter sur vous ? »
Kharman ne répondit pas à la menace voilée, mais il recommença à transpirer. Il lui fallut deux secondes avant de pouvoir demander, d’une voix peu assurée :
« Avez-vous une… proposition concrète ? »
Le sourire du corps « cheval » de Murfal grimaça comme celui d’une marionnette mal contrôlée.
« Évidemment. Croyez-vous que nous vous avons livré notre prototype de huborg seulement pour le tester ?
— Je pensais que… balbutia Kharman.
— Je me fiche de ce que vous pensez, l’interrompit de nouveau l’Auyari. Vous avez constaté que nous sommes capables de construire des répliques biomécaniques parfaites des êtres humains. Si nous avons pu tromper votre sergent, aucun Terrien ne verra la différence. »
Kharman transpirait de plus en plus.
« Je suis très impressionné par la manière dont vous avez pu créer tout un passé à votre Markus. Des parents, des études, tout… »
Murfal prit tout son temps pour répondre et sourit de nouveau.
« De la simple routine… Mais nous n’avons pas créé ce prototype pour le plaisir d’expérimenter. Votre Sécurité Planétaire ne sert plus à rien, colonel Kharman. Elle est pourrie jusqu’à la racine… Et nous n’aimons pas ça. Nous avons besoin d’un corps de maintien de l’ordre solide et incorruptible, qui donne toutes les garanties à nos touristes.
— Mais… ce ne sont que des êtres humains, tenta d’argumenter Kharman en s’épongeant le front.
— Oui. Lamentablement limités, comme vous, acquiesça l’Auyari. Voilà pourquoi notre idée est de les remplacer par des huborgs.
— Toute la Sécurité Planétaire ? » demanda l’officier humain horrifié.
Son teint olivâtre avait pris une couleur de cendre.
« Mais… c’est impossible, poursuivit-il. Ce ne sont que des biomécanismes… Leur programmation est souple, oui… mais ils ont besoin de recevoir des ordres, d’être supervisés… Et vos touristes n’aimeraient pas être encadrés par des répliques biomécaniques d’humains, aussi parfaites soient-elles.
— Ils n’en sauront rien, affirma l’Auyari en haussant les épaules. Nos huborgs peuvent être PLUS humains que les humains. Ils donneront aux touristes xénoïdes tout ce qu’ils attendent d’un membre des forces de l’ordre, même s’il appartient à une espèce primitive et inférieure. Mais ne vous inquiétez pas, Kharman. Nous ne les substituerons qu’à votre personnel de patrouille des rues. Les hauts gradés continueront d’être des humains. Mais ils seront surveillés par nos techniciens. Vous travaillerez ensemble pour… des raisons scientifiques. Les huborgs restent très fragiles.