— Ah, répliqua le colonel Kharman, l’air abattu.
— Ce ne sera pas si terrible, le consola Murfal, condescendant. De nombreux détails de la programmation de nos huborgs doivent encore être perfectionnés. Pour l’heure, nous commencerons par votre Commandement, à titre d’expérience pilote. Peut-être nous faudra-t-il un ou deux ans, voire davantage, pour implanter le système sur toute la Terre. Et vous ne pouvez pas nier que nous ferons économiser beaucoup à votre planète, en termes de salaires. Du coup, le vôtre, par exemple, pourrait peut-être se voir… considérablement augmenté. »
Kharman sourit sans grand enthousiasme et se leva.
« Bien, Excellence Murfal… Si tout est dit, je vais me retirer… »
Le xénoïde l’arrêta :
« Attendez. Je voudrais vous demander une faveur. Je suis curieux. Possédez-vous des holo-images de ce sergent Romualdo ? Je voudrais voir son visage. C’est un homme malin, on ne peut le nier. Il a eu suffisamment d’adresse pour ne révéler son jeu qu’à l’intérieur de la banque-dépôt de reconditionnement corporel. Il savait qu’aucun équipement électronique ne pourrait y enregistrer la conversation.
— Oui, mais il n’a pas anticipé la mémoire eidétique de votre prototype d’huborg, le flatta Kharman.
— Il ne pouvait pas le savoir. Mais effectivement notre huborg a reproduit mot pour mot, les paroles de Romualdo… »
Les doigts de l’ex-Dayak colonel de la Sécurité Planétaire pianotèrent rapidement sur un clavier et une holo-image surgit entre lui et Murfal.
« Voilà le sergent Romualdo. »
L’Auyari contempla les traits de l’homme. Un visage comme taillé dans le cuir, avec la mélancolie de ceux qui ont tout vu et n’ont plus foi en rien. Le visage de quelqu’un qui sait que s’il ne se charge pas du sale boulot, un autre le fera, mais pas mieux que lui. Un homme qui n’y prend aucun plaisir, qui remplit juste un devoir pénible.
« Assez. Éteignez ça, murmura Murfal en soupirant, l’air plus humain que jamais. Colonel… Puis-je vous demander une autre faveur ?
— Je vous écoute, Excellence Murfal, répondit Kharman, mal à l’aise.
— Détruisez cet enregistrement. Je veux que le secret demeure entre vous et moi. Que les Affaires internes ne prennent aucune mesure contre ce Romualdo. »
Le xénoïde poursuivit distraitement :
« Si c’est possible, mettez-le en retraite. Dès maintenant. Avec les honneurs et une double pension. Je paierai, si cela génère trop de complications bureaucratiques. Pouvez-vous le faire ?
— Bien sûr, Votre Excellence, répondit Kharman, très étonné. Mais… pourquoi ?
— Pourquoi ai-je décidé de l’épargner ? »
L’Auyari se leva et fit un geste vague.
« Parce que cela m’a amusé de l’écouter. Parce que j’ai aimé ses histoires : celle de l’anémone et des petits poissons, celle du gamin, du joueur d’accordéon et de son singe… Et surtout, celle du suicide des lemmings. Parce qu’en définitive, si la Sécurité Planétaire est l’organisme le plus vénal de cette planète corrompue, ce n’est pas sa faute. Il l’a dit lui-même : il n’a jamais fait que suivre les règles du jeu. Ce n’est pas le bon sergent Romualdo qui les a créées. C’est nous. Et il n’avait aucun moyen de savoir que ces règles ont déjà commencé à changer… Bonne nuit, colonel Kharman.
— Bonne nuit, Excellence Murfal », répondit l’ex-Dayak.
Une fois arrivé sur le seuil, l’Auyari se retourna.
« Un autre léger détail… Croyez-vous qu’il sera difficile de m’organiser un voyage jusqu’à cette bourgade de… Baracuya del Jiqui ? Puisque je suis sur Terre, j’aimerais beaucoup la visiter. Si ce qu’a dit le sergent est vrai, ce doit être un endroit intéressant. J’aurai peut-être de la chance. Les sites humains si primitifs commencent à se faire rares, d’après ce que j’ai lu dans un guide touristique… »
5.
L’ACTIONNAIRE MAJORITAIRE
Dès qu’ils comprennent que l’Agence Touristique Planétaire est le véritable pouvoir contrôlant la Terre, les financiers et les investisseurs xénoïdes demandent à leurs amphitryons humains pourquoi cette organisation n’est pas dirigée par une personne unique, au lieu de l’empoisonnant Conseil des Actionnaires, où presque deux cents humains discutent interminablement avant de parvenir à tout accord.
Agacés par les délais qui découlent inévitablement d’un tel système de prise de décision, les xénoïdes insistent de temps en temps sur la nécessité de nommer un actionnaire majoritaire ayant les pleins pouvoirs. Cet individu serait soutenu par un vote de confiance de ses semblables et disposerait d’une autorité suffisante pour traiter avec tout investisseur non humain et discuter directement des budgets, négocier des accords, etc.
Ils basent leur raisonnement sur le fait que la démocratie représentative, tellement décriée par leurs partenaires humains, est par essence un système plus rapide que la démocratie participative. Ils reconnaissent toutefois qu’elle est moins juste…
Les deux cents actionnaires du Conseil écoutent toujours cette proposition avec respect, mais ils se regardent avec des sourires voilés.
Bien sûr que la représentativité gagnerait du temps.
Mais, en l’espèce, ce n’est pas le concept clé. Ce qui compte, c’est la confiance. Et aucun des membres du Conseil n’en a assez envers les autres pour penser que l’un d’entre eux, s’il était Actionnaire Majoritaire, défendrait équitablement les intérêts de tous et de chacun.
C’est surtout pour cette raison que l’Agence Touristique Planétaire n’a pas d’actionnaire majoritaire, ou quelque chose qui y ressemble. Après réflexion, les financiers xénoïdes qui ont plaidé pour la création d’une telle fonction reconsidèrent leur position et se félicitent de l’organisation actuelle. Parfois, certains changent même radicalement de point de vue et parlent d’un « excès de concentration du pouvoir »… Puis ils proposent de passer de deux cents actionnaires à quatre cents, voire à mille.
Si on partage la Terre entre deux cents personnes, elle est parfaitement contrôlable. Si on l’unifie sous la volonté d’un seul homme qui compterait sur la confiance des autres, c’est une autre affaire.
C’est pourquoi, entre les plans d’urgence xénoïdes et les projets d’éradication de la célèbre Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne, le Projet Karolides tient une place très particulière.