Le premier arrêt eut lieu à Kanchanaburi, ville dont les guides s'accordent à souligner le caractère animé et gai. Pour le Michelin, c'est un «merveilleux point de départ pour la visite des contrées environnantes»; le Routard, quant à lui, la qualifie de «bon camp de base». La suite du programme impliquait un parcours de plusieurs kilomètres sur le chemin de fer de la mort, qui serpentait le long de la rivière Kwaï. Je n'avais jamais bien démêlé cette histoire de rivière Kwaï, aussi tentai-je d'écouter les explications de la guide. Heureusement René, muni de son guide Michelin, suivait au fur et à mesure, toujours prêt à rectifier tel ou tel point. En résumé les Japonais, après leur entrée en guerre en 1941, avaient décidé de construire un chemin de fer pour relier Singapour et la Birmanie – avec, comme objectif à long terme, l'invasion de l'Inde. Ce chemin de fer devait traverser la Malaisie et la Thaïlande. Mais que faisaient donc les Thaïs, au fait, pendant la Seconde Guerre mondiale? Eh bien, en fait, pas grand-chose. Ils étaient «neutres», m'apprit pudiquement Son. En réalité, compléta René, ils avaient conclu un accord militaire avec les Japonais, sans pour autant déclarer la guerre aux Alliés. C'était la voie de la sagesse. Ainsi, une fois de plus, ils avaient su faire preuve de ce fameux esprit de subtilité qui leur avait permis pendant plus de deux siècles, pris en étau entre les puissances coloniales française et anglaise, de ne céder à aucune, et de demeurer le seul pays d'Asie du Sud-Est à ne jamais avoir été colonisé.
En 1942, quoi qu'il en soit, les travaux avaient commencé sur le secteur de la rivière Kwaï, mobilisant soixante mille prisonniers de guerre anglais, australiens, néo-zélandais et américains, ainsi qu'une quantité «innombrable» de travailleurs forcés asiatiques. En octobre 1943 le chemin de fer était terminé, mais seize mille prisonniers de guerre avaient trouvé la mort – compte tenu de l'absence de nourriture, du mauvais climat et de la méchanceté naturelle des Japonais. Peu après, un bombardement allié avait détruit le pont de la rivière Kwaï, élément essentiel de l'infrastructure – rendant ainsi le chemin de fer inutilisable. En résumé il y avait eu pas mal de viande froide, pour un résultat à peu près nul. Depuis, la situation n'avait guère évolué – et il demeurait impossible d'avoir une liaison ferroviaire correcte entre Singapour et Delhi.
C'est dans un état de légère détresse que j'entamai la visite du JEATH Muséum, construit pour commémorer les souffrances épouvantables des prisonniers de guerre alliés. Certes, me disais-je, tout cela était bien regrettable; mais enfin il y avait tout de même eu pire, pendant la Seconde Guerre mondiale. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser que, si les prisonniers avaient été polonais ou russes, on aurait fait moins d'histoires.
Un peu plus tard, il fallut subir la visite du cimetière des prisonniers de guerre alliés – ceux qui avaient, en quelque sorte, accompli l'ultime sacrifice. Il y avait des croix blanches, bien alignées, toutes exactement identiques; l'endroit dégageait un ennui profond. Ça me rappelait Omaha Beach, qui ne m'avait pas tellement ému non plus – qui m'avait plutôt, à vrai dire, fait penser à une installation d'art contemporain. «Ici, m'étais-je dit avec un sentiment de tristesse que je sentais insuffisant, ici, tout un tas d'imbéciles sont morts pour la démocratie.» Le cimetière de la rivière Kwaï, cela dit, était beaucoup plus petit, on pouvait même envisager de compter les tombes; je renonçai assez vite à l'exercice. «Il ne peut pas y en avoir seize mille…» conclus-je cependant à voix haute. «C'est exact!» m'informa René, toujours armé de son guide Michelin. «Le nombre de morts est estimé à seize mille; mais, dans ce cimetière, on ne trouve que cinq cent quatre-vingt-deux tombes. Ils sont considérés (il lisait en suivant les lignes avec son doigt) comme les cinq cent quatre-vingt-deux martyrs de la démocratie.»
Lorsque j'avais obtenu ma troisième étoile, à l'âge de dix ans, j'étais allé dans une pâtisserie pour me bourrer de crêpes au Grand Marnier. C'était une petite fête solitaire; je n'avais pas de camarades avec qui partager cette joie. Comme tous les ans à la même époque, je séjournais chez mon père à Chamonix. Lui-même était un guide de haute montagne, et un alpiniste confirmé. Il avait des amis dans son genre, des hommes courageux et virils; je ne me sentais pas bien parmi eux. Je ne me suis jamais senti bien parmi les hommes. J'avais onze ans la première fois qu'une fille m'avait montré sa chatte; tout de suite j'avais été émerveillé, j'avais adoré ce petit organe fendu, étrange. Elle n'avait pas beaucoup de poils, c'était une fille de mon âge, elle s'appelait Martine. Elle était restée longtemps les cuisses ouvertes, maintenant sa culotte bien écartée pour que je puisse voir; mais quand j'avais voulu approcher la main elle avait pris peur, elle s'était enfuie. Tout cela me paraissait récent, je n'avais pas l'impression d'avoir tellement changé. Mon enthousiasme pour les chattes n'avait pas décru, j'y voyais même un de mes derniers traits pleinement humains, reconnaissables; pour le reste, je ne savais plus très bien.
Peu après que nous fûmes remontés dans l'autocar, Son prit la parole. Nous nous dirigions maintenant vers l'hébergement de ce soir, qui serait, elle tenait à le souligner, de la qualité très exceptionnelle. Pas de TV, pas de vidéo. Pas d'électricité, des bougies. Pas de salle de bains, l'eau du fleuve. Pas de matelas, des nattes. Retour nature complet. Ce retour à la nature, je le notai mentalement, se manifestait d'abord sous l'aspect d'une série de privations; les écologistes jurassiens – qui, je l'avais appris malgré moi pendant le parcours en train, se prénommaient Eric et Sylvie – en bavaient d'impatience. «Cuisine française ce soir» conclut Son sans relation apparente. «Nous maintenant manger thaï. Petit restaurant aussi, bord rivière.»
L'endroit était charmant. Des arbres ombrageaient les tables. Près de l'entrée il y avait un bassin ensoleillé, avec des tortues et des grenouilles. Je restai longtemps à observer les grenouilles; une fois de plus, j'étais frappé par l'extraordinaire prolifération de la vie sous ces climats. Des poissons blanchâtres nageaient entre deux eaux. Plus haut, il y avait des nénuphars et des puces d'eau. Des insectes se posaient continûment sur les nénuphars. Les tortues observaient tout cela avec la placidité qu'on reconnaît à leur espèce.
Son vint me prévenir que le repas avait commencé. Je me dirigeai vers la salle près de la rivière. On avait dressé deux tables de six; toutes les places étaient prises. Je jetai autour de moi un regard légèrement paniqué, mais René vint très vite à mon secours. «Pas de problème, venez à notre table! lança-t-il avec largesse, on va rajouter un couvert au bout.» Je m'installai donc à la table qui était apparemment celle des couples constitués: les écologistes jurassiens, les naturopathes – qui, je l'appris à cette occasion, répondaient aux prénoms d'Albert et Suzanne – et les deux seniors charcutiers. Cet arrangement, j'en eus vite la conviction, ne répondait à aucune affinité réelle, mais à la situation d'urgence qui avait dû se présenter lors de l'attribution des tables; les couples s'étaient regroupés instinctivement, comme dans toute situation d'urgence; ce déjeuner n'était en somme qu'un round d'observation.