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– Ah, monsieur!» s'exclama Robert avec une émotion volontairement grandiloquente, mais, me sembla-t-il, au bout du compte sincère, «ce sont des merveilles! de pures merveilles! Et encore, vous ne connaissez pas Pattaya. C'est une station de la côte Est, poursuivit-il avec enthousiasme, entièrement dédiée à la luxure et au stupre. Ce sont d'abord les Américains qui sont venus, au moment de la guerre du Vietnam; ensuite, beaucoup d'Anglais et d'Allemands; et maintenant on commence à voir des Polonais et des Russes. Là-bas tout le monde est servi, il y en a pour tous les goûts: des homosexuels, des hétérosexuels, des travestis… C'est Sodome et Gomorrhe réunis. Mieux, même, parce qu'il y a également des lesbiennes.

– Ah, ah…» L'ancien charcutier semblait pensif. Sa femme bâilla calmement, s'excusa et se tourna vers son mari; elle avait visiblement envie d'aller se coucher.

«En Thaïlande, conclut Robert, tout le monde peut avoir ce qu'il désire, et tout le monde peut avoir quelque chose de bien. On vous parlera des Brésiliennes, ou des filles de Cuba. J'ai beaucoup voyagé, monsieur, j'ai voyagé pour mon plaisir, et je n'hésite pas à vous le dire: pour moi, les Thaïes sont les meilleures amantes du monde.»

Valérie, assise en face de lui, l'écoutait avec le plus grand sérieux. Elle s'éclipsa peu après, avec un petit sourire, suivie par Josette et René. Lionel, qui n'avait pas dit un mot de la soirée, se leva à son tour; je l'imitai. Je n'avais pas très envie de poursuivre une conversation avec Robert. Je le laissai donc seul dans la nuit, statue apparente de la lucidité, qui commandait un deuxième cognac. Il semblait en possession d'une pensée complexe, et nuancée; à moins peut-être qu'il ne relativise, ce qui donne toujours l'illusion de la complexité, et de la nuance. Devant le bungalow, je souhaitai bonne nuit à Lionel. L'atmosphère était saturée par le ronronnement des insectes; j'étais à peu près certain de ne pas fermer l'œil.

Je poussai la porte et rallumai une bougie, plus ou moins résigné à poursuivre ma lecture de La firme. Des moustiques s'approchaient, certains carbonisaient leurs ailes à la lumière de la flamme, leurs cadavres s'engluaient dans la cire fondue; aucun ne se posait sur moi. J'étais pourtant rempli jusqu'au derme d'un sang nourrissant, et délectable; mais ils rebroussaient chemin mécaniquement, incapables de franchir la barrière olfactive du diméthylperoxyde carbique. On pouvait féliciter les laboratoires Roche-Nicolas, créateurs du Cinq sur Cinq Tropic. Je soufflai la bougie, la rallumai, assistant au ballet de plus en plus dense des sordides petites machines volantes. De l'autre côté de la cloison j'entendais Lionel, qui ronflait doucement dans la nuit. Je me levai, remis à fondre un nouveau pain de citronnelle, puis allai pisser. Un trou rond était aménagé dans le plancher de la salle de bains; il donnait directement sur la rivière. On entendait des clapotis, des bruits de nageoires; j'essayais de ne pas penser à ce qui pouvait se trouver en dessous. Au moment où je me recouchais, Lionel émit une longue série de pets. «T'as raison, mon gars! approuvai-je avec force. Comme disait Martin Luther, y'a rien de tel que de péter dans son sac de couchage!» Ma voix résonnait bizarrement dans la nuit, au-dessus du bruissement de l'eau et du vrombissement persistant des insectes. L'audition du monde réel était déjà en soi une souffrance. «Il en est du royaume des cieux comme d'un coton-tige! hurlai-je à nouveau dans la nuit. Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende!» Lionel se retourna dans son lit et grogna légèrement, sans se réveiller. Je n'avais pas tellement de solutions: il fallait que je prenne un nouveau somnifère.

8

Emportées par le courant, des touffes d'herbe descendaient le fleuve. Le chant des oiseaux reprenait, montait de la jungle légèrement brumeuse. Tout à fait vers le sud, au débouché de la vallée, les contours étranges des montagnes birmanes se dessinaient dans le lointain. J'avais déjà vu ces formes arrondies et bleutées, mais coupées de décrochements brusques. Peut-être dans des paysages de primitifs italiens, au cours d'une visite de musée, pendant mes années de lycée. Le groupe n'était pas réveillé; c'était l'heure où la température est encore douce. J'avais très mal dormi.

Après la crise de la veille, une certaine bénévolence flottait autour des tables du petit déjeuner. Josette et René avaient l'air en pleine forme; par contre les écologistes jurassiens étaient dans un état lamentable, je m'en aperçus dès leur arrivée clopinante. Les prolétaires de la génération précédente, qui apprécient sans complexe le confort moderne lorsqu'il se présente, se montrent en cas d'inconfort avéré beaucoup plus résistants que leurs enfants, ceux-ci dussent-ils afficher des positions «écologistes». Eric et Sylvie n'avaient pas fermé l'œil de la nuit; Sylvie, de plus, était littéralement couverte de cloques rouges. «Oui, les moustiques m'ont pas raté, confirma-t-elle avec amertume.

– J'ai une crème apaisante, si vous voulez. Elle est très efficace; je peux aller la chercher.

– Oui je veux bien, c'est gentil; mais on va d'abord prendre un café.»

Le café était dégueulasse, très clair, presque imbuvable; de ce point de vue là, au moins, on était aux normes américaines. Ils avaient l'air bien cons, ce jeune couple, ça me faisait presque de la peine de voir leur «paradis écologique» se fissurer sous leurs yeux; mais je sentais que tout allait me faire de la peine, aujourd'hui. Je regardai à nouveau vers le sud. «Je crois que c'est très beau, la Birmanie» dis-je à mi-voix, plutôt pour moi-même. Sylvie confirma avec sérieux: en effet c'était très beau, elle avait entendu dire la même chose; cela dit, elle s'interdisait d'aller en Birmanie. Ce n'était pas possible d'être complice en aidant par ses devises au maintien d'une dictature pareille. Oui, oui, pensai-je; les devises. «Les droits de l'homme, c'est important!» s'exclama-t-elle, presque avec désespoir. Quand les gens parlent de «droits de l'homme», j'ai toujours plus ou moins l'impression qu'ils font du second degré; mais ce n'était pas le cas, je ne crois pas, pas en l'occurrence.

«Personnellement, j'ai cessé d'aller en Espagne après la mort de Franco» intervint Robert en s'asseyant à notre table. Je ne l'avais pas vu arriver, celui-là. Il avait l'air en pleine forme, toutes ses capacités de nuisance reconstituées. Il nous apprit qu'il s'était couché ivre mort, et avait par conséquent très bien dormi. Il avait failli plusieurs fois se foutre dans la rivière en rejoignant son bungalow; mais, finalement, cela ne s'était pas produit. «Inch Allah» conclut-il d'une voix sonore.

Après cette caricature de petit déjeuner, Sylvie m'accompagna jusqu'à ma chambre. En chemin, nous rencontrâmes Josiane. Elle était sombre, renfermée, et ne nous adressa pas un regard; elle aussi semblait loin de la voie du pardon. J'avais appris qu'elle était prof de lettres dans le civil, comme disait plaisamment René; ça ne m'avait pas du tout étonné. C'était exactement le genre de salopes qui m'avaient fait renoncer à mes études littéraires, bien des années auparavant.

Je remis à Sylvie le tube de crème apaisante. «Je vous le rapporte tout de suite, dit-elle. – Vous pouvez le garder, on ne rencontrera probablement plus de moustiques; je crois qu'ils détestent le bord de mer.» Elle me remercia, s'approcha de la porte, hésita, se retourna: «Vous ne pouvez tout de même pas approuver l'exploitation sexuelle des enfants!…» s'exclama-t-elle avec angoisse. Je m'attendais à quelque chose de ce genre; je secouai la tête et répondis avec lassitude: «Il n'y a pas tellement de prostitution enfantine en Thaïlande. Pas plus qu'en Europe, à mon avis.» Elle hocha la tête, pas vraiment convaincue, et sortit. En fait je disposais d'informations plus précises, à travers un curieux livre appelé The White Book, que j'avais acheté lors de mon précédent voyage. Il était publié sans nom d'auteur ni d'éditeur, apparemment par une association appelée «Inquisition 2000». Sous couvert de dénonciation du tourisme sexuel ils donnaient toutes les adresses, pays par pays – chaque chapitre informatif étant précédé d'un bref paragraphe véhément appelant au respect du plan divin et au rétablissement de la peine de mort pour les délinquants sexuels. Sur la question de la pédophilie, le White Book était clair: ils déconseillaient formellement la Thaïlande, qui n'avait plus d'intérêt, si même elle en avait jamais eu. Il était bien préférable d'aller aux Philippines, ou mieux encore au Cambodge – le voyage pouvait être dangereux, mais il en valait la peine.