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L'apogée du royaume khmer se situe au XIIe siècle, époque de la construction d'Angkor Vât. Ensuite, ça se casse plus ou moins la gueule; l'ennemi principal de la Thaïlande est désormais constitué par les Birmans. En 1351, le roi Ramathibodi Ier fonde la ville d'Ayutthaya. En 1402, son fils Ramathibodi II envahit l'empire d'Angkor sur le déclin. Les trente-six souverains successifs d'Ayutthaya marquent leur règne par la construction de temples bouddhistes et de palais. Aux XVIe et XVIIe siècles, d'après la description des voyageurs français et portugais, c'est la ville la plus magnifique d'Asie. Les guerres avec les Birmans continuent, et Ayutthaya tombe en 1767 après un siège de quinze mois. Les Birmans pillent la ville, fondent l'or des statues et ne laissent derrière eux que des ruines.

Maintenant c'était bien paisible, une légère brise soufflait de la poussière entre les temples. Du roi Ramathibodi il ne restait pas grand-chose, sinon quelques lignes dans le guide Michelin. L'image du Bouddha, par contre, était encore très présente, et elle avait gardé tout son sens. Les Birmans avaient déporté les artisans thaïs afin de construire des temples identiques, quelques centaines de kilomètres plus loin. La volonté de puissance existe, et se manifeste sous forme d'histoire ; elle est en elle-même radicalement improductive. Le sourire du Bouddha continuait de flotter au-dessus des ruines. Il était trois heures de l'après-midi. Selon le guide Michelin il fallait prévoir trois jours pour la visite complète, une journée pour une visite rapide. Nous disposions en réalité de trois heures; c'était le moment de sortir les caméras vidéo. J'imaginais Chateaubriand au Colisée, avec un caméscope Panasonic, en train de fumer des cigarettes; probablement des Benson, plutôt que des Gauloises Légères. Confronté à une religion aussi radicale, ses positions auraient sans doute été légèrement différentes; il aurait éprouvé moins d'admiration pour Napoléon. J'étais sûr qu'il aurait été capable d'écrire un excellent Génie du bouddhisme.

Josette et René s'ennuyèrent un peu, au cours de cette visite; j'eus l'impression qu'ils tournaient rapidement en rond, il en était de même pour Babette et Léa. Les écologistes jurassiens, par contre, semblaient à leur affaire, aussi bien que les naturopathes; ils organisèrent un impressionnant déploiement de matériel photographique. Valérie était songeuse, et marchait le long des allées; sur les dalles, entre les herbes. C'est ça la culture, me disais-je, c'est un peu chiant, c'est bien; chacun est renvoyé à son propre néant. Comment, ceci dit, les sculpteurs de la période d'Ayutthaya avaient-ils fait? Comment avaient-ils fait pour donner à leurs statues de Bouddha une expression de compréhension aussi lumineuse?

Après la chute d'Ayutthaya, le royaume thaï entra dans une période de grand calme. La capitale s'établit à Bangkok, et ce fut le début de la dynastie des Rama. Pendant deux siècles (et en fait jusqu'à nos jours), le royaume ne connut aucune guerre extérieure importante, pas davantage de guerre civile ou religieuse; il réussit également à échapper à toute forme de colonisation. Il n'y eut pas non plus de famine, ni de grandes épidémies. Dans de telles circonstances, lorsque la terre est fertile et produit des récoltes abondantes, lorsque les maladies font moins sentir leur emprise, lorsqu'une religion paisible étend sa loi sur les consciences, les êtres humains croissent et se reproduisent; ils vivent en général heureux. Maintenant c'était différent, la Thaïlande était entrée dans le monde libre, c'est-à-dire dans l'économie de marché; elle avait connu voici cinq ans une crise économique fulgurante, qui avait fait perdre à la monnaie la moitié de sa valeur, et mis les entreprises les plus prospères au bord de la ruine. C'était le premier drame qui atteignait vraiment ce pays, depuis plus de deux siècles.

L'un après l'autre, dans un silence assez frappant, nous rejoignîmes l'autocar. Nous partîmes au coucher du soleil. Nous devions prendre le train de nuit de Bangkok, à destination de Surat Thani.

9

Surat Thani – 816 000 habitants – se signale selon tous les guides par son manque d'intérêt absolu. Elle constitue, et c'est tout ce qu'on peut en dire, un point de passage obligé pour le ferry de Koh Samui. Cependant les gens vivent, et le guide Michelin nous signale que la ville est depuis longtemps un centre important pour les industries métallurgiques -puis, plus récemment, qu'elle a acquis un certain rôle dans le domaine des constructions métalliques.

Or, que serions-nous sans constructions métalliques? Du minerai de fer est extrait dans des régions obscures, il est acheminé par cargo. Des machines-outils, par ailleurs, sont produites, le plus souvent sous le contrôle de firmes japonaises. La synthèse se produit dans des villes comme Surat Thani: il en résulte des autocars, des wagons de chemin de fer, des ferry-boats; tout ceci a lieu sous licence NEC, General Motors ou Fujimori. Le résultat sert en partie à transporter des touristes occidentaux, ou des touristes occidentales comme Babette et Léa.

Je pouvais leur adresser la parole, j'étais membre du même voyage; je ne pouvais prétendre être un amant potentiel, ce qui limitait d'emblée les conversations possibles; j'avais cependant acquitté le même ticket de départ ; aussi pouvais-je, dans une certaine mesure, établir le contact. Babette et Léa, s'avéra-t-il, travaillaient dans la même agence de com; pour l'essentiel, elles organisaient des événements. Des événements? Oui. Avec des acteurs institutionnels, ou des entreprises qui souhaitaient développer leur département mécénat. Il y avait sûrement du fric à ramasser, pensai-je. Oui et non. Maintenant les entreprises étaient plus axées «droits de l'homme», les investissements s'étaient ralentis. Enfin, ça allait tout de même. Je m'informai de leur salaire: il était bon. Il aurait pu être meilleur, mais il était bon. À peu près vingt-cinq fois celui d'un ouvrier des industries métallurgiques de Surat Thani. L'économie est un mystère.

Après l'arrivée à l'hôtel le groupe se dispersa, enfin je suppose; je n'avais pas très envie de déjeuner avec les autres; j'en avais un peu marre, des autres. Je tirai les rideaux et m'allongeai. Curieusement je m'endormis tout de suite, et je rêvai d'une beurette qui dansait dans le métro. Elle n'avait pas les traits d'Aïcha, du moins je ne crois pas. Elle se tenait au pilier central, comme les filles dans les go-go bars. Ses seins étaient recouverts d'un bandeau de coton minuscule, qu'elle relevait progressivement. Avec un sourire, elle les libéra tout à fait; ils étaient gonflés, ronds et bruns, magnifiques. Elle lécha ensuite ses doigts et se caressa les mamelons. Puis elle posa une main sur mon pantalon, fit coulisser la braguette et sortit mon sexe, qu'elle commença à branler. Les gens passaient autour de nous, descendaient à leurs stations. Elle se mit à quatre pattes sur le sol, releva sa mini-jupe; elle ne portait rien en dessous. Sa vulve était accueillante, entourée de poils très noirs, comme un cadeau; je commençai à la pénétrer. La rame était à demi pleine, mais personne ne faisait attention à nous. Tout cela ne pouvait en aucun cas se produire. C'était un rêve de famine, le rêve ridicule d'un homme déjà âgé.